On Verbal and Emotional Predation

As far back as I can remember, I’ve always chosen my words with care. We have all been victims of verbal abuse at one point or another in our lives, and some of us make this traumatic and all too often gratuitous assault on us our life mission — to turn that blunt, barbaric instrument of spiritual violation into a scalpel to be used with precision, if at all used if absolutely necessary.

As a kid, I was  aware, and weary of, bullies. After all, what would a child’s first years in school be like without them to keep our misguided innocence and naivety in check ? And although those bullies may not have been aware of it themselves, the fact of the matter is that they, too, were innocent and naive, just like their peers whom they preyed on, and were oblivious to the true nature of the world, and the role they themselves, and in spite of themselves, played in it. If one were to equate a school playground to the world’s oceanic depths, then the bullies would be sharks and orcas, always lurking and roaming the ocean’s depths to keep us cuttlefish in check — to force us to develop evasive and survival skills.

But then, there are those verbal predators who are not instrumental to our growth and resilience in any way. They do not have any apparent role in the world if not to break our spirit. And often, they do not strike with ‘brute force’, but know exactly which spot to hit with an acupuncturist’s accuracy. They are never vulgar, and if I consider them to be verbal predators of the worst kind, it is precisely because they are never discourteous to you. Quite the contrary. They are often charming, charismatic people around whom you feel safe to lower your guard.  You never feel that ‘sting’ until it’s too late.

— C.S. 12.06.2019

“Soumission” : bilan politique depuis 2015

Depuis les elections présidentielles en cette année 2017, certaines des “prophéties” du roman “Soumission” de l’écrivain Michel Houellebecq ne cessent de se réaliser et de s’imposer dans l’imaginaire politique français. Suppression du clivage gauche-droite lors du second tour en faveur d’une posture synthétique du président-élu Emmanuel Macron, taux d’abstention au vote très élevé, montée de l’extrême droite …Autant d’éléments qui pointent vraisemblablement à une société en perte de vitesse. Commentaire de livre.  

Soumission est le dernier roman d’anticipation de Michel Houellebecq. Paru le 7 janvier 2015, le même jour où ont eu lieu les attentats de Charlie Hebdo, le roman a connu un succès immédiat en termes de chiffres de vente et va faire polémique pendant le temps qui a suivi les attentats. Objet d’appréciation chez les uns, de vives critiques chez les autres, Soumission décrit non seulement une hypothétique France à bout de souffle, divisée et, en fin de compte, islamisée : autour des réactions qu’a suscitées le livre d’une part, et prenant conscience d’autre part des temps vécus auparavant, alors, et depuis, le dernier roman de Houellebecq pourrait encore avoir le dernier mot.

Détrompez-vous, je n’entends pas par là que la France pourrait abandonner la laïcité et opter pour l’islam – là n’est pas l’intérêt de mon analyse. Ce qui attire un grand nombre de lecteurs chez Houellebecq, c’est le regard sociologique que porte ce dernier sur le fonctionnement de l’appareil social français ; ce qu’il génère en termes de catégories sociales et politiques et, surtout, pourquoi il dégénère : en d’autres termes, le concours de circonstances conduisant la société contemporaine à la décadence. Se borner à dire que la France pourrait un jour ou l’autre devenir islamisée est donc en quelque sorte un contresens car, aussi provocatrice qu’elle soit, l’hypothèse ne sert en réalité qu’à nous faire réfléchir à un problème bien plus grave : celui d’une France, et d’un monde, qui ne va pas.

En cela, Houellebecq réussit son coup à merveille. Dès les premiers ouvrages, Houellebecq donne à ses narrateurs le ton cynique, voire dans certains cas misanthrope, pour lequel il est tant connu aujourd’hui. Extension du domaine de la lutte (1994) fut l’une des premières instances de cette misanthropie invétérée, dans lequel l’homme est réduit au statut “d’adolescent diminué”. Sous couvert d’anti-héros qui s’interrogent sur la médiocrité de leur existence, Houellebecq fait observer les différents comportements des gens et la dominance que certains exercent sur d’autres dans une société en chute libre.

On retrouve précisément ce thème de prédilection dans Soumission. Projeté en 2022, le roman relate le récit de François, professeur de littérature spécialiste de Joris-Karl Huysmans, dans lequel il assiste à la disparition en France du traditionnel clivage gauche-droite et la montée au pouvoir d’un gouvernement musulman. Alors que le nouveau Chef d’État musulman commence à rendre conformes à l’islam les domaines de l’éducation nationale, le code du travail et le couvrement du corps des femmes, François, désœuvré et désespéré, contemple le suicide et cherche à s’en sauver. Il rend visite à de nombreuses chapelles. Chacun de ses visites le laisse indifférent et encore plus désespéré  :

La Vierge attendait dans l’ombre, calme et immarcescible […] mais peu à peu je sentais que je perdais le contact, qu’elle s’éloignait dans l’espace et dans les siècles tandis que je me tassais sur mon banc, ratatiné, restreint. Au bout d’une demi-heure je me relevai, définitivement déserté par l’Esprit, réduit à mon corps endommagé, périssable, et je redescendis tristement les marches en direction du parking.” [p.170, Houellebecq]

À la fin, comme Huysmans, François n’a plus qu’à choisir “entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix.” Pour sa part, il choisit la voie du Coran.

Soumission est ainsi un roman intelligemment conçu. Passerelle entre l’époque fin-de-siècle de la France du XIXe siècle et notre XXIe siècle, le roman témoigne avant tout du fait que la France est aujourd’hui encore face à des problèmes sociaux et politiques de grande envergure, et que la perspective (ou bien réalité ?) d’une société en déchéance n’est jamais hors de vue – peu importe l’époque que nous vivons. Une France islamisée est pour ainsi dire l’allégorie d’un enjeu bien plus conséquent que n’en laisse entendre la perspective : celle d’une société sans valeurs, sans intégrité, prête à tout croire, bref, soumise.

Reste à voir si nous aurons raison contre l’anticipation d’Houellebecq, ou si Houellebecq a eu raison contre nous.

•••

— C.S. [14.05.17]


Référence

Houellebecq, Michel. Soumission. Ed. Flammarion, 2015

L’ENA ou la crise de la fonction publique française

À la une du journal La Croix de ce matin[1], on a rédigé un article de fond sur l’École nationale d’administration (l’ENA). On y lit en gras « Faut-il supprimer l’ENA ? » Mine de rien, j’ai été quelque peu surpris d’apprendre qu’on puisse même envisager la possibilité de supprimer l’école qui a essentiellement formé la nomenklatura française, y compris plusieurs présidents de la République française, comme si on supprimait un train retardé dans une gare de banlieue parisienne. En effet, la question qui s’en dégage, c’est de savoir si l’ENA a pris du retard par rapport à notre époque, celle qui est marquée par de nouveaux enjeux inédits : terrorisme djihadiste, crise migratoire, crise économique, crise de l’Union européenne, et j’en passe – si bien qu’il faut la supprimer ? Globalement parlant, faut-il remanier la fonction publique française ?

Créée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en octobre 1945 par le général de Gaulle, l’École nationale d’administration avait pour but initial de former un corps de grands serviteurs de l’Etat à qui était confiée la tâche de reconstruire la République. Sa mission était donc principalement de former la haute fonction publique – les serviteurs du bien commun.

Soixante-dix ans après, la face de l’École du pouvoir a bien changé. Loin de son début assuré comme école formatrice de hauts fonctionnaires, « ce qui pose sans doute le plus problème aujourd’hui avec le système ENA est la connivence qu’il crée entre l’administration, le monde politique et les grandes entreprises. » En effet, les statistiques de l’École des hautes études en sciences sociales publiées en 2015 montrent qu’au cours des trente dernières années, moins de 5% des énarques assurent un poste de responsabilité politique. En comparaison, 22% travaillent pour le monde de l’entreprise ; et 8% ont définitivement quitté la fonction publique.[2] En revanche, présenter ces chiffres les uns à côté des autres est un trompe-l’œil, car on n’a qu’à en déduire que la variété des débouchés chez les énarques a augmenté. Or, les réseaux qui se tissent entre les futurs hommes politiques, ministres, chefs d’entreprise formés à l’ENA sont la réalisation d’une certaine idée du capitalisme de connivence, c’est-à-dire un modèle social dans lequel l’élite au pouvoir se serre les coudes en servant les intérêts des uns et des autres.

En un temps où la grande finance a pris le dessus en reléguant au second plan le pouvoir de l’Etat, cette tendance des énarques de se réorienter vers le secteur privé constitue-t-elle une dérive par rapport à la mission de départ ? Ou bien, L’Ecole ne fait qu’évoluer tant bien que mal au gré des changements socioéconomiques auquel cas il serait infondé de dire que l’Ecole a pris du retard ? Et puis, faut-il aller jusqu’à supprimer l’ENA, cette école qui représente un héritage précieux, cet esprit de service de la collectivité qui manque dans bien d’autres pays[3] ?

Si l’ENA a évolué au gré de grands changements socioéconomiques, la réputation de l’école a pris des proportions surdimensionnées. Pour beaucoup de jeunes gens issus des milieux privilégiés dont les parents sont eux-mêmes hauts fonctionnaires, intégrer l’ENA est souvent perçue comme la voie royale pour accéder à la prestige sociale. Il n’est donc pas surprenant de constater que 75% des effectifs du cycle de formation initiale sont des élèves français[4].

Les conséquences d’une démographie étudiante pour la plupart homogène peuvent être à l’origine d’une stagnation sociale et politique en France. Dans son rapport des concours de l’année 2015, Jean-Paul Faugère, énarque et ancien directeur de cabinet de François Fillon à Matignon, a commenté l’épreuve dite de « question contemporaine », qui offre aux candidats l’opportunité de développer l’idée qu’ils se font du « sens de l’Etat ». Un sujet que l’on imagine particulièrement concernant lorsqu’on se destine à diriger les plus hautes instances de l’administration publique. Or « les résultats observés ne sont pas entièrement convaincants, commente le rapport. Le conformisme répétitif de certaines copies pouvant décevoir.[5] »

À cette question de formatage d’élèves s’ajoute celle du classement de sortie. Un sur dix élèves, soit le meilleur dix pour cent de la promotion, intègre à sa sortie les grands corps de l’Etat. Autrement dit, la possibilité d’intégrer la haute fonction publique et par conséquent la qualité de nos élus repose sur des bonnes notes, non sur une expérience professionnelle approfondie.

Serait-il donc légitime de dire que le manque de dynamisme politique français auquel nous faisons face aujourd’hui peut être attribué à l’influence que l’ENA exerce sur le gouvernement ? Conformisme intellectuel, élitisme, connivence…autant de mots qui semblent décrire non seulement les élèves de cette école, mais encore l’état actuel de la politique en France.

Mais il faut aussi se rendre à l’évidence. La haute fonction publique est la voie royale pour beaucoup de Français et Françaises. En faisant le bilan des autres pays comme les États-Unis, par exemple, force est de constater que la plupart de gens finissent par travailler dans le secteur privé. La crise de la dette étudiante aux Etats-Unis, n’est qu’une des raisons pour lesquelles les Américains, afin de s’acquitter de leurs dettes, se voient obligés de viser un emploi à forte rémunération. Autant de raisons pour se dire que la France s’en sort mieux – car il faut à tout prix continuer à encourager les gens à servir le bien commun quitte à partir à la dérive de temps en temps. Tant que l’esprit de service de la collectivité qu’incarne l’ENA reste intact, il ne faudra pas supprimer l’ENA. Autant dire que la tradition peut aussi inspirer de grands changements.

 

♣♣♣

— C.S.

 

[1] Goubert, Guillaume. « Faut-il supprimer l’ENA ? » La Croix. [Paris, France] vendredi 2 septembre 2016 : pp.1-3. Print.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] http://www.ena.fr/L-ENA-se-presente/ressources-ena/ena-chiffres

[5] http://www.lemonde.fr/campus/article/2016/03/14/l-ena-ne-veut-pas-d-eleves-formates_4882572_4401467.html

Chapitre III

Chapitre III

     Entre la vie et la mort

 

Au mois d’avril de chaque année, toute la famille se réunit à Hua Hin, autrefois un petit village de pêcheurs devenu de nos jours une station balnéaire fréquentée par la bourgeoisie thaïlandaise. Dans les années 1920, le roi décide d’y faire bâtir son palais au bord de la mer, qu’il nomme Wang Klai Kangwon ; « loin des soucis ». Ironie du sort, car c’était ici que quelque chose viendrait me chambouler la vie, me faisant poser ces questions qui me lassent aujourd’hui.

C’est au mois d’avril de chaque année que toute la famille se réunit pour la fête de Qing Ming. Il faut noter que la famille du côté de ma mère n’est pas d’origine chinoise. Mais on raconte que arrière-grand-père était un vrai excentrique qui était féru de la culture de ce pays. Il fit construire alors une demeure à flanc de coteau où il passait son temps à boire du thé. Quant à sa femme, elle résidait dans une demeure au bord de la mer à plusieurs kilomètres de là, où grand-père aurait plus tard l’idée géniale d’envoyer à grand-mère le sable de ces plages. Arrière-grand-père prenait goût à cet endroit, à tel point qu’il décida, un beau jour, de faire construire dans le même terrain un mausolée où ses cendres et celles de sa femme reposeraient. Malgré les avertissements des gens d’alentour contre le malheur que ferait porter la construction précoce d’un mausolée, il poursuivit ses projets. Une fois achevé en 1938, il mourut. Son dernier souhait fut que toute la famille, c’est-à-dire celle de grand-père, de son grand frère et de sa grande sœur, s’y réunisse chaque année à tout prix, une façon de se montrer solidaire malgré le passage du temps et les disputes autour de l’héritage devenu de plus en plus difficile à faire partager. Depuis lors, c’est devenu une sorte d’obligation familiale plutôt qu’une tradition chérie.

En avril 2008, il s’est passé quelque chose qui contribuerait à cette crise de jeunesse, si vous voulez, que je vis actuellement. Comme à chaque ouverture annuelle du mausolée, on arrivait dans une voiture de luxe neuve, ou parfois c’était un collier de perles autour d’un cou flasque et indigne. Pour les hommes, ils s’étaient offerts des montres suisses qui coûtent encore plus cher que leurs voitures de luxe ; autant d’efforts pour se montrer plus riches, plus heureux, que tous les autres. Cette fois, comme les fois précédentes, tout s’est passé avec les mêmes bavardages abrutissants, toujours ces rattrapages anodins et prévisibles à propos de combien la vie est belle, toujours gardant les apparences figées en cire, n’osant jamais déraper, se hasarder à montrer leurs faiblesses cachottières pour une fois. La réunion terminée, nous repartions chacun de son côté. Ce serait encore la même chose l’année suivante.

Nous quittâmes le mausolée en voiture. Ma tante était au volant, grand-père assis à côté, grand-mère, maman et moi, nous étions assis en arrière. Au pied de la colline, une voie ferrée longeait un terrain de terre battue. Derrière chaque côté des rails, de très grands buissons obscurcissaient la vue d’un train qui arrivait en douceur, ceux-ci absorbant également les bruits de son approche. Alors, ma tante conduisait en aveugle, et à l’endroit où il devait y avoir une barrière pour nous empêcher de traverser à cet instant, de mourir sur place, il n’y avait rien. Ma tante s’apprêtait à traverser la voie, personne ne sachant que le temps de gagner les cinq mètres qui nous séparaient de l’autre côté de la voie, cet autre côté qui nous tendait un piège, nous serions déjà tous morts. Le pied légèrement appuyé sur la pédale, la voiture s’avança, nous marchions tous vers la mort.

Tel un mauvais pressentiment qui nous frappe comme un éclair, ma tante freina subitement. Et le train coupa droit devant nous, à quelques centimètres de la carrosserie. Nous étions au seuil de la mort, mais nous avons manqué de sonner. Et ce train qui nous aurait pris avec lui, ce train de la mort, à présent il s’éloignait de nous, alors que nous, nous n’avions pas bougé de nos sièges. Nous étions stupéfaits, obnubilés, incrédules. Nous avions triché la mort. Nous étions changés à tout jamais.

[…]

Maman est repartie à Bangkok depuis trois jours. À l’instigation de celle-ci, grand-mère et moi-même sommes partis hier, à notre tour, séjourner à la maison de Hua Hin au bord de la mer. Elle a raison : nous avons besoin d’un changement de paysage. Depuis quelques jours, le jardin de la maison de campagne l’obsède. Elle ne le quittait plus des yeux quand elle n’était pas en train de manier difficilement une pelle aussi grande qu’elle. Elle était malade. Quoiqu’inavoué, moi aussi j’avais besoin d’un changement de paysage. Au début, l’isolation qu’offre le calme des montagnes me semblait précisément ce dont j’avais besoin. Après, elle était devenue insupportable. D’ailleurs, je commençais à avoir des idées suicidaires. Il était bien temps que nous partions.

Malgré les grands vents de la mer, il fait moins frais ici. Dans la journée, la grande marée avale la plage. Le va-et-vient des vagues, montant, brisant, postillonnant des jetées d’eau, écumant le rivage submergé, puis retournant à la mer en nappes claires, comme un tapis d’eau traîné vers l’abîme. La nuit, l’eau redescend et la plage s’ouvre grand à la joie des promeneurs du soir. En arrière-fond, on entend toujours de loin les bruissements berceurs des vagues sous le croissant de lune.

C’est le réveillon du nouvel an. Il est onze heures du soir. Je me promène sur la plage. Partout, la fête s’organise. En entendant la clameur de la foule de fêtards, je me réjouis. Il y a longtemps que je me suis enfermé dans mon petit monde, pensif et, par conséquent, déprimé. Ce soir sera la première fois depuis très longtemps que je fais des vœux, des vrais. J’ai envie d’en finir avec toutes ces choses qui me chagrinent, de tourner la page sans avoir pour autant tout lu.

Tout autour de moi, les gens commencent à faire voler des lanternes célestes, faites de papier de riz de différentes couleurs. Minuit arrive, sur le fond noir du ciel peuplé de petites tâches lumineuses rouge, bleue, violet, vert, blanc, et d’autres couleurs. Mais j’ai le regard baissé par terre. Avec ma lampe de poche, je parcours la terre jonché de petits trous de crabe et de boules de sable avec, par endroits, de gros trous. À chaque pas en avant, ces corps minuscules de la même couleur grise du sable, uniquement perceptibles grâce à leur mouvement rapide, se manœuvrent en sorte d’éviter de se faire écraser sous mes pieds. De temps à autre, j’en aperçois un gros s’empressant de rentrer dans son trou. Alors, me prêtant à un jeu d’enfants, accroupi par terre, le faisceau dirigé à l’intérieur d’un gros trou quelconque, j’espère énerver le gros crabe pour le faire sortir. Il ne sort pas. Il m’énerve, ce crabe. Juste au moment où je m’apprête à me fourrer un doigt dedans, une voix de femme s’élève derrière moi :

« C’est donc ça ce qu’on fait pour fêter le réveillon ? »

Je me tourne vers la voix, en dirigeant le faisceau de la lampe vers elle. De toutes les choses qui me frappent à première vue, c’est le rouge vif de ses lèvres, suivi de sa robe de plage, rouge vif aussi. Elle est coiffée en toupet, les cheveux marrons, sûrement teints, qui descendent jusqu’aux épaules avec une frange qui couvre son front. À en juger par l’épais maquillage qui, au lieu de dissimuler ses rides, blanchit son visage asiatique, elle doit avoir une quarantaine d’années. Elle ressemble à une de ces poupées orientales qui accompagnent les jeunes filles à l’heure du thé. À cet instant, je me rappelle drôlement quand j’étais petit, mon père qui me disait de toujours prendre garde contre les femmes habillées en rouge. Alors, je réponds :

  • À moins que vous n’ayez une meilleure idée…
  • Déjà tu pourrais commencer par lever la tête vers le ciel.

J’obtempère.

  • Et alors ?
  • Que vois-tu ?
  • Des lanternes célestes dans le ciel.
  • Tu ne vois vraiment que ça ? Dis donc, tu feras bien d’être un peu plus imaginatif.
  • Où voulez-vous en venir ?
  • Pendant que tu t’amuses à acculer ce pauvre, petit crabe dans son trou, un autre que toi cherche à en sortir et à voler vers le ciel. Ce que tu vois là, au-dessus de toi, toute cette lumière qui vacille au vent, c’est la lutte de chacun contre les coups de blues dans la vie qui menacent d’éteindre cette lueur d’espoir, seulement protégée par une mince feuille de papier de riz. Que c’est magique ! On les voit bien, ces milliers de lanternes célestes, mais on ne saura jamais pour autant quels genres de vœux elles contiennent. De toute manière, le ciel est très beau ce soir.
  • Oui, c’est vrai. Excusez-moi, mais il faut que j’y aille.
  • Ça te dit qu’on fasse voler une lanterne chacun ? On ne se connaît pas, c’est vrai. Mais ce soir je suis toute seule. Et vu l’état d’ennui qui t’a amené à terroriser un pauvre crabe, je supposerais que toi aussi, tu es tout seul.
  • D’accord, pourquoi pas…
  • Au fait, moi c’est Deborah.
  • Moi, c’est Am.
  • Am ? Quel drôle de nom.
  • Vous n’êtes pas la première à faire cette remarque. Am, c’est mon surnom. Si vous voyez à quel point c’est difficile de correctement prononcer mon prénom, ce ne sera plus drôle.
  • Je vois. On y va, alors ?

Nous partons ensemble vers un endroit bien éclairé où les gens, avec leur briquet, sont en train d’allumer la mèche de leurs lanternes. On ne voit que les visages souriants éclairés par le feu doux qui s’intensifie, les yeux brillants à mesure que les lanternes se gonflent. Le vent est très fort ce soir. Les uns réussissent à faire voler leurs lanternes, qui grimpent en s’agitant violemment. Ceux-là, ils ont la tête levée vers le ciel, tournant au gré des lanternes qui s’en vont. Les autres essaient tant bien que mal d’allumer la mèche. Certains d’entre eux finissent par mettre le feu au papier de riz, qu’ils laissent tomber ensuite par terre en jurant quelques mots discrets.

Deborah part en courant vers un stand en bois où s’étalent des lanternes de toutes les couleurs. Elle revient portant une lanterne dans chaque main, une bleue et une rouge.

  • Tiens, le bleu, c’est pour toi. Je préfère prendre le rouge.

Elle sort un briquet à elle. Ce doit être une fumeuse. Elle me le tend et fait un geste d’aller le premier. Tenant par le bord chacun de son côté, j’allume le briquet en portant le feu au-dessous de la mèche. Lorsque le feu a pris, la lanterne commence à rayonner de son bleu, un bleu mêlé du noir de la nuit au début, puis ce bleu s’allume peu à peu en même temps que la lanterne se gonfle, jusqu’à atteindre un bleu intense. C’est une couleur que je ne peux pas décrire. Je peux seulement la sentir rayonner sur moi, en même temps que cette chaleur qui caresse et gagne ma peau. Je suis envoûté par le calme d’esprit que m’apporte cette couleur. Mais il faut lâcher avant que la flamme se consume.

Alors, la lanterne s’envole. Je la regarde grimper le ciel avec assurance, malgré le vent. Elle est haute maintenant, très haute, plus haute encore. Je ne la vois plus en bleu. Elle n’est qu’un point lumineux. Puis, peu à peu, elle s’éteint. Je ne vois plus rien.

  • J’espère que tu as fait de sacrés vœux, parce que celle-là, elle a bien grimpé les étoiles.
  • Ah mince !

J’avais en effet oublié de faire des vœux. Il est minuit moins trois. Commencer le nouvel an sans avoir fait de vœux, ce sera continuer à vivre dans ce même état dépressif qui m’éloigne de la vie au jour le jour. Ce n’est pas pour dire que je suis superstitieux, mais tant qu’à faire, pourquoi pas aller jusqu’au bout des choses ? Alors, je demande à Deborah de me donner sa lanterne et après elle pourra s’en aller en chercher une autre pour elle-même. Je tiens vraiment à ce que cette année débute bien. Il y a longtemps que je ne suis plus heureux. Elle l’accepte.

Alors, les mêmes gestes se répètent, mais cette fois-ci, je n’oublie pas de faire des vœux avant de lâcher la lanterne rouge. Elle grimpe lentement, chancelant sur le côté, puis rejoignant la traînée des autres lanternes dans le ciel. Par moments j’ai le mauvais pressentiment qu’elle va tomber du ciel à tout moment. Mais elle continue à grimper, lentement. Le vent est encore très fort. Ma lanterne rouge commence à vaciller rapidement, penchée sur son côté, prête à s’éteindre. Elle ne va pas tenir, me dis-je. Minuit moins une.

Ce fut inattendu. Le vent se calme brusquement. Ma lanterne commence à tracer un parcours vertical. Elle monte à toute vitesse. Elle se libère de la flotte des autres lanternes. Elle grimpe encore.

  • Dis donc, je ne m’attendais pas du tout à ça, s’exclama Deborah. Son début a été peu stable, mais elle se rachète par la suite. Regarde-moi ça !

En effet, la lanterne rouge avait traversé de bout en bout un nuage au-dessous d’un ciel étoilé. On ne voit plus qu’un point lumineux qui continue à grimper parmi les étoiles. Au bout d’un moment, elle semble se stationner, prenant sa place parmi les étoiles qu’on ne distingue plus des autres. Je ne vois plus celle qui porte mes vœux au ciel. Mais je me rassure : elle est là, elle sera toujours là, mon avenir.

Minuit.

Les feux d’artifice éclatèrent dans le ciel. Une floraison spectaculaire de toutes les couleurs. La luminosité intense de leurs éclats éclipse les lanternes des gens qui continuent à voler à leur gré dans le ciel. Le ciel est, en effet, très beau ce soir. Deborah se tourne vers moi, en me disant :

  • Quelle effervescence ! Si seulement ça pouvait durer pour toujours.
  • Je ne sais pas moi. Je trouve que ce serait un peu trop.
  • N’importe quoi !
  • Ravi d’avoir fait votre connaissance. Et merci bien pour la lanterne. Bonsoir.

Elle s’approche de moi, puis me prend dans ses bras. Je ne dis rien. Elle non plus. Puis, elle me lâche, me chuchotant à l’oreille :

  • Ne sois pas si triste. La vie peut être si belle quand on le veut. Tu n’as pas à chercher à être heureux. Le bonheur viendra tout seul. Tu verras.

À peine eus-je le temps de réagir qu’elle était déjà partie dans la nuit.

–C.S.

Chapitre II

Chapitre II

Le jardin qui meurt

 

« Ce qui m’embête au plus haut point, c’est qu’on prétend vouloir la vraie démocratie tandis qu’on met la pression au gouvernement pour qu’il démissionne avant les élections. Et n’oublions pas qu’ils ont déjà réussi à dissoudre le parlement rien que pour faire plaisir à près d’un million d’individus sur les autres quarante-huit millions d’individus qui leur opposent. Si c’est bien ça la vraie démocratie, alors ça se saurait ! Il est vrai que ce gouvernement n’est pas le meilleur qui n’ait jamais régné sur Terre, j’avoue, mais il est certains procédés qu’il faut suivre quoi qu’il en soit. Soutenir pour que ce gouvernement reste en place n’est peut-être pas la meilleure ligne de conduite à tenir, mais c’est sans doute la bonne chose à faire. Si le peuple n’est toujours pas content au bout du mandat, ils auront droit à la réélection. Tiens ! Toi qui habites en France, tu sais bien qu’il y a pas mal de gens qui se plaignent des failles dans le système politique français, mais du moins chacun a la sagesse de respecter les droits démocratiques pour lesquels on a tant lutté. Moi je vous le dis, il y a encore du travail à faire avant que la Thaïlande ne devienne un véritable pays démocratique. Je ne puis qu’espérer voir le jour où cela se produira. »

Sur ce, elle termine son discours. Nous autres, nous étions restés assis à regarder sa bouche débiter ces mots inutiles. Pour ma part, je m’en fiche un peu de l’avenir de notre pays. Depuis qu’on m’a envoyé étudier dans une école internationale, et qu’étant ensuite parti faire mes études supérieures en France, tout lien qui me rattachait à ma patrie s’est déchiqueté une bonne fois pour toutes. Mais là-bas, on me prenait pour un étranger asiatique qui ne s’intégrerait jamais à la France ni à ses mœurs. Il n’y a plus de doute. Je suis un jeune homme d’entre deux mondes qui n’en appartient à aucun des deux. Tout à coup, ma mère reprend :

  • Au fait, ton ami, Monsieur Jacquet, il m’a appelé l’autre jour pour prendre de tes nouvelles. C’est très gentil de sa part, tu sais, de se faire autant de soucis à ton propos, tandis que quasiment tous tes amis là-bas t’ont oublié. Mais bon, comment veux-tu qu’on essaie de rester en contact avec toi si c’est toi qui as coupé le pont avec eux le premier ?
  • C’est vrai ? Il est bien gentil celui-là, dis-je en ignorant la morale qu’elle vient de me faire. Je lui écrirai un mail. Seulement, grand-maman n’a pas de réseau Internet ici.
  • Alors, rentre avec moi. Tu me manques beaucoup là-bas. La maison est si vide sans toi chaque soir quand je rentre du bureau.
  • Non, pas encore. J’ai besoin d’être seul. De toute façon, je lui enverrai une lettre. Je sais que ça ne se fait plus de nos jours, mais bon…
  • Comme tu veux. Mais je te signale qu’en restant ici où personne ne peut te joindre, enfermé dans ton petit monde, tu risques de partir à la dérive. Sois sage et écoute-moi bien : on peut toujours remédier à ta situation. Ce n’est pas trop tard.

Mais je ne l’écoute plus. Je pense à Monsieur Jacquet. Je fis sa connaissance lors de la première année de mes études, alors que j’étais logé en famille d’accueil dans la banlieue parisienne d’Argenteuil, dont il était le voisin d’en face. Cet homme français, âgé de soixante-dix ans environ, aux cheveux poivre et sel, dont les yeux bleu marin percent jusqu’aux profondeurs de l’âme, est l’homme le plus intelligent que je connaisse. Tout le monde, même ses proches, l’appelle ainsi par respect de son intellect foudroyant. Il n’est donc pas étonnant que ce monsieur fasse partie de mon récit. De fait, je me suis toujours plaisanté de le nommer « Mr. Jacket » si jamais un jour l’occasion me venait d’écrire sur lui. Mais aujourd’hui, au moment de son introduction dans le tissage, je ne vois plus aucune raison justifiant ce drôle de nom sauf celle d’accorder un surnom à un ami pour qui j’ai beaucoup d’estime et d’affection. Depuis quelque temps, je le vois comme le père que je n’ai jamais eu. J’en ai un, bien entendu. C’est celui qui a fait sa part de la besogne afin de permettre mon existence. Mais ce n’est pas mon père. Monsieur Jacquet a toujours veillé sur moi. Lorsque j’étais gravement enrhumé, il traversait la rue pour me rendre visite, m’apportant du potage chaud et des conseils de santé. Lorsque je me déprimais, il me disait d’ouvrir grand la fenêtre de ma chambre, car « un peu de soleil aide toujours à monter le moral ». Et voilà qu’à présent, il prend de mes nouvelles de loin. De plus, Monsieur Jacquet est un savant, incroyablement instruit dans tous les domaines de la connaissance humaine. Étant à ce point érudit, il convient qu’une telle personne se sente obligé de faire rayonner sa brillance sur les autres. Alors il parle. Il aime parler, ce Monsieur Jacquet. Son seul défaut : il n’écoute personne.

Alors, voyant que je deviens taciturne, maman arrête de parler du politique. Tout au long de cette conversation anodine dont elle s’est exclue, grand-mère avait le regard fixé à travers la porte vitrée du salon qui donne sur le jardin. À présent, elle le regarde toujours de ses yeux au bord des larmes. Chacun ne fait plus le moindre bruit, comme lorsqu’on se rend compte tardivement de quelque chose ou quelqu’un qui ne va pas.

  • Qu’est-ce qui ne va pas, maman ? s’enquête ma mère.
  • Le jardin meurt.
  • Hein ?
  • Le jardin meurt. Il était si beau avant. Maintenant c’est un désert. J’habite seul ici, et tous les jours je fais tout pour qu’il revienne à la vie. Engrais de la meilleure qualité, système d’arrosage haut de gamme, j’ai même fait venir un horticulteur célèbre. Rien n’y fait : mes plantes continuent à mourir.
  • Mais ça alors ! Et moi qui étais tellement inquiète. Maman, ce n’est qu’un jardin…Pourquoi perds-tu tant de sommeil dessus ? Il meurt, c’est vrai. Mais il reviendra, je te l’assure.
  • Je crois que non. Et si je perds autant de sommeil là-dessus, c’est parce que mon jardin est la seule chose à laquelle je tienne toujours de cette vie. Ce n’est pas pour vous faire de la peine, croyez-moi. Seulement, je préfère parler franchement, surtout à ce stade dans la vie.

Personne ne dit plus rien. Au bout d’un moment, grand-mère se lève et, passant à travers la porte vitrée, elle descend à pas lents au jardin. Moi et maman, nous sommes restés à la regarder faire ce chemin, qui était bordé de plantes d’un vert délavé. En dehors du vert, les quelques rares fleurs éparses parsemaient le peu de couleurs vives ; ici et là, des touffes d’herbe qui recouvrent à peine la terre rouge, comme un tapis qui avait été rongé par les mites ; par contre, là où je suis parti en balade, les montagnes sont somptueusement vertes. Surplombant le terrain en contrebas, elles semblent vouloir en rajouter à ce jardin moribond. Grand-mère continue à s’éloigner de nous, comme un bateau égaré au milieu de l’océan qui vogue au gré du vent. Puis, s’arrêtant devant la souche d’un banian maladif, elle se met à pleurer, le dos tourné, défaillante.

À l’exception de quelques massifs d’héliconies et d’orchidées suspendues, le jardin meurt effectivement. On n’a jamais su pourquoi. Tout ce qu’on sait, c’est que son état moribond a commencé en même temps que celui de grand-père. Suite à une attaque d’apoplexie à l’âge de quatre-vingt-deux ans, celui-ci ne pouvait plus parler ni faire bouger aucun membre de son corps. Il était désormais alité et nécessitait qu’on enfonce aux tréfonds de sa gorge un gros tube de respiration qui induisait des vomissements effrénés. Quand grand-père vomissait, c’était le seul moment où tout son corps atrophié semblait tressaillir bien malgré lui. Et on sentait alors que son âme devenait un peu plus souillée encore qu’auparavant. En vérité, ce tube était le dernier lien qui le gardait en vie. Il prenait aussi des médicaments qui donnent la nausée perpétuelle, tout cela parce qu’on espérait voir son état s’améliorer, alors qu’en réalité on ne faisait que prolonger sa souffrance ; on se voilait la face parce qu’on l’aimait. Il vivait ainsi pendant près de deux ans, dans cette vieille coque décrépite, pourrie jusqu’au trognon de son âme, sans dignité. Dans le salon aménagé en infirmerie, le lit placé devant la porte vitrée, et, regardant le jardin moribond dans la fraîcheur du petit matin, grand-père mourut le 25 janvier 2011, le lendemain de mon anniversaire.

J’ai pensé à tout cela en un instant, avant de rattraper maman qui était partie à toute allure consoler grand-mère. Celle-ci pleure toujours devant cette métaphore brutale de sa vie qui ne tardera pas à pourrir, à périr.

Dans un soudain élan de tristesse, j’oublie mes chagrins, mon désespoir, et cette indifférence envers la vie qui m’habitait, et qui me rongeait l’âme, jusque-là. J’oublie mon égoïsme, mon orgueil et ma vanité. J’oublie tout ce qui ne compte pas, ou plutôt, tout ce qui ne vaut plus la peine d’être compté. J’oublie la frivolité, la petitesse de mon existence, et ses moments de mélodrame. Une boule monte dans ma gorge. C’est le même dégoût que j’éprouvais à table parmi les petites madeleines et macarons, quelques jours plus tôt. C’est la haine violente contre tout l’excès dans ma vie qui m’habite désormais, qui m’étouffe ; et, bouleversé, étourdi, confus, une envie irrésistible prend le dessus. C’est cette envie de raser d’un coup de lame les fioritures de la vie, de me débarrasser de toutes ces choses qui me salissent, comme on se cure les ongles qui puent. Non ! Ce ne sera pas tout dire ! C’est une envie de me donner la mort. Non ! Même pas ! Je veux m’effacer de ce monde ! De cette existence lamentable ! Je veux ne jamais avoir existé !

En même temps que cette haine, j’éprouve également un amour pour grand-mère que je ne savais jamais avoir eu en moi. Avant, j’avais de la pitié pour elle. Seulement, je croyais à tort en avoir, car c’était, en vérité, de la pitié pour soi que j’avais. Débarrassé, épuré à tout jamais de ce venin qui m’aigrissait, et qui me viciait le sang, je peux finalement l’aimer. Alors, de mes deux bras grands ouverts, et les joues pressées contre ses cheveux, je la serre fort. Je serre son petit corps chétif tremblant. Je lui dis combien je suis désolé de l’avoir traité en vieux traîne-misère. Je lui dis que tout ira mieux. Pour la première fois, je lui dis que je l’aime.

–C.S.

Chapitre I

Chapitre I

À l’époque où je vadrouillais les rues en chien errant

 

Grand-mère était assise sur le divan dans le salon à côté de la table que j’avais quittée il y a trois heures maintenant. Elle était encore dans sa tenue blanche avec un paletot en cachemire rose pâle par-dessus les épaules, en train de feuilleter un album de photos de famille. La tête penchée vers le sol, elle avait l’air à la fois triste et joyeuse en revoyant ces visages qu’elle avait oubliés et qu’elle oublierait de nouveau quelques jours plus tard. Du bout de ses doigts fins et minces, elle tournait les pages. De différentes photographies défilaient sous ses yeux. Les unes étaient de vieux sépia, prises dans les années quarante, les autres étaient numériques. Chacune d’elles témoigne d’une ère révolue, d’un moment figé dans le temps, de quelque connaissance passagère oubliée depuis plusieurs décennies, d’une jeune bien-aimée morte dans la fleur de l’âge. Elle s’attardait sur une photo, puis reprenait, passant sa vie en revue ainsi avec la maladresse d’une horloge hors rythme. Il était près de deux heures de l’après-midi.

  • Bon sang ! qu’est-ce qui t’est arrivé ? s’exclama-t-elle, en me voyant poudré de la tête au pied de la terre rouge.
  • Ah ! Ce n’est rien. Je suis juste tombé dans une fosse de terre rouge. Je ferai attention la prochaine fois. Tiens ! Comme elles sont jolies, ces photos ! Je ne me suis jamais vu si petit. Pourquoi ni toi ni maman ne me les avez jamais montrées ?
  • Eh ben, d’habitude, avec tes études qui prennent tout ton temps, tu ne te donnes jamais le temps de prendre du recul pour voir ce que ta famille t’a légué et la personne que tu es devenue aujourd’hui grâce à elle.

Elle marqua une pause, ou bien était-ce de l’hésitation que je ressentais dans le silence, puis reprit lentement : est-ce que tu ne veux pas venir t’installer à côté de moi ?

Alors, elle reprit depuis le début. Sur la première page de l’album, deux portraits en noir et blanc, côte à côte, pris et développés séparément, l’un de ma grand-mère, l’autre de mon grand-père. Grand-mère dans une robe au col v, la peau ferme et lisse, rouge à lèvres appliqué, et coiffée suivant la mode des années cinquante ; grand-père dans son costume noir fait sur mesure, portant des lunettes à monture noire, cravaté, très classe. Chacun portait son regard vers l’avant, en sorte d’éviter une confrontation directe avec l’objectif, les yeux rivés sur une cible inconnue, au-delà du cadrage.

En tournant la page, leur vie de jeune couple amoureux s’esquisse. Quelques-unes des photos avaient été prises en Angleterre, lors de ces rares jours d’été ensoleillés où tout le monde sortait prendre un bain de soleil. Des photos d’excursions dans la contrée anglaise, tous deux allongés sur la couverture pique-nique, sous le parasol agité de grands vents, leur décapotable rouge en fond d’image. En parcourant de photo en photo de mon regard fasciné, j’eus comme une révélation : la vie de ces gens liés à moi dans le sang et dans l’histoire m’était si peu connue. Avant ma naissance, à une époque où, comme aimait si bien plaisanter ma mère, je vadrouillais encore les rues en chien errant quelque part dans le monde, ils étaient déjà là, vivant leur vies sans moi. Je voyais les traits qui vieillissent au fil des pages, mais en deçà de leurs apparences mûrissantes qui abritent leurs âmes, ils étaient des gens inconnus d’un autre temps, déjà morts, et puis, réincarnés, devenus frêles et las de ce monde. J’aurais tout donné pour les connaître en ces temps lointains.

En passant à la page suivante, je fus attiré par une photo en noir et blanc. C’était grand-mère, assise à la table de maquillage, combiné à l’oreille, dans sa robe de soir veloutée, souriant de son sourire coquine que je n’avais jamais encore vu sur ses lèvres. Les bras de grand-père lui serrent autour de la taille, la tête reposée contre son épaule, lui aussi souriant, de son sourire doux de l’homme le plus heureux du monde. Que sais-je vraiment de leurs vies ?

Ce que je pouvais prétendre savoir de ma grand-mère, c’était qu’elle était suisse allemande, née dans un somnolent petit village qui s’appelle Salgesch, dans le canton de Valais ; qu’à l’âge de dix-neuf ans, pendant qu’elle était à Londres pour ses études de littérature anglaise, elle avait rencontré mon futur grand-père. C’était un grand gaillard dégingandé de cinq ans de plus qu’elle, à la teinte brune et aux cheveux noirs, car il était asiatique. Quant à sa nationalité, il était thaïlandais, issue d’une famille aisée ; mais personne n’y voyait aucune information pertinente. Il était asiatique. Un point, c’ est tout. À la première vue de ce garçon toujours impeccablement vêtu de costume croisé de gentleman occidental dans sa peau brunâtre d’asiatique, on frissonnait de mépris raciste.

Grand-père ne cessait de faire la cour à grand-mère, cette femme issue d’une bonne famille, catholique et conservatrice. Jamais elle n’avait rêvé d’avoir affaire à un asiatique, cet « autre ». Mais il avait de l’argent, aimait faire des gestes grandioses, doté surtout d’un sens de l’humour légendaire. Une fois, ma mère m’a raconté que grand-père avait invité grand-mère à passer des vacances avec lui à Rom. Elle avait refusé d’emblée, lui persistait.

  • Pourquoi me refusez-vous ce bonheur, nom de Dieu ? demanda-t-il.
  • Parce que je ne vous aime pas. À moins que vous ne puissiez m’accorder une audience avec le pape, je n’y vais pas, moi ! D’ailleurs, jamais on ne me laisserait coucher dans la même chambre que vous.
  • Mais alors, où préféreriez-vous vous coucher ?
  • Bah, dans une chambre uniquement pour femmes.
  • Alors, on est deux dans ce cas !

Aussitôt ces mots prononcés, elle sut que ce serait avec lui qu’elle passerait ce qu’il lui restait de sa vie. Ils se mirent alors en couple. On raconte aussi que grand-père retournait rendre visite à sa mère en Thaïlande à la fin de chaque année universitaire, sauf que cette fois-ci, lorsqu’il voulut l’emmener avec lui, grand-mère refusa obstinément. Elle était sans doute effrayée à l’idée de faire un voyage d’un mois en bateau pour être ensuite obligée d’être présentée à la mère. Une fois en Thaïlande, grand-père, qui possédait une demeure au bord de la mer, eut l’idée de lui voler le cœur de loin. Alors, à la plage, où il faisait ses promenades, seul, songeant toujours à elle, dans la pénombre du soir estival il s’accroupit et prit du sable qu’on ne trouve aussi fin et doux qu’en Thaïlande, d’une blancheur rosâtre au soleil du soir, et qu’il laissa ensuite glisser dans un sachet transparent. Il le lui envoya en Angleterre, avec une note : « Si vous ne croyez pas de vos yeux ni au toucher que ce sable puisse être aussi fin, je vous lance ce défi : venez ici ! ». Il réussit. Elle fit ce voyage. Elle vint, en faisant une fugue, malgré la volonté de sa famille et leurs menaces de déshéritement. Dès lors, elle ne repartit plus jamais d’ici.

Grand-père est mort il y a deux ans, le 25 janvier 2011, le lendemain de mon anniversaire. À cette époque, j’étais en première année de licence à Paris. Je me souviens toujours d’avoir appris cette nouvelle via Facebook. J’ai trouvé indigne qu’on dédie à ce grand homme un statut exprimant ses condoléances, précisément dans cet espace pestilentiel où un bon à rien pourrait publier une photo de chaussettes neuves qu’il vient d’acheter. Une partie de grand-mère mourut avec lui ce jour-là. Je n’étais pas là à en être témoin, bien entendu. Mais lorsque, deux ans plus tard, je suis rentré en Thaïlande, ayant arrêté mes études suite à une poussée de déprime inexplicable, je l’ai vue changée en vielle femme amère et défraîchie. Certes, elle a toujours ses trois enfants, dont ma mère, la fille aînée, puis mon oncle et ma tante. Mais ils ont leurs vies à eux et des enfants à s’occuper.

Ainsi passions-nous des heures là, tous deux, assis sur le divan, l’album posé sur les genoux, à regarder les photos qui, au fil des pages, se rapprochaient et s’actualisaient de plus en plus du moment présent. Je voyais ma mère en petite gamine tenant la main de grand-mère au zoo ; soufflant les bougies du gâteau de son dixième anniversaire ; puis, à la remise de diplôme de mon oncle, devenue déjà une belle jeune femme métisse ; à ses noces, coiffée d’une couronne de jasmin liée à celle de mon père par un cordon, tous deux agenouillés devant un bonze en robe orange safran ; puis, au lit lors de l’accouchement de mon grand frère ; ensuite, moi, aux premiers moments de ma venue au monde, emmitouflé dans une petite couverture bleue sanitaire, les yeux toujours glauques et trempés dans la liquide amniotique. L’album de photo se termina avec cette photo. Il était presque quatre heures du soir.

Mais nous ne bougions pas de là. Comme au bout de quelque beau film qu’on venait de voir et devant lequel on restait assis, les yeux toujours fixés sur l’écran, le regard passant droit à travers le générique déroulant à la fin qu’on ne regardait pas en vérité, nous contemplions nos vies tout un chacun. Néanmoins, contrairement aux films, nos vies ne s’achevaient pas encore. Même lorsque tout serait fini, et que le moment transitoire serait passé où, entre la vie et la mort, nos vies aboutiraient à une liste des gens qui en avaient fait partie, comme le générique, que sait-on réellement de ce qui nous attend au-delà de la conscience terrestre ? Rien du tout. Même après le générique, l’écran devient noir. Peut-être est-ce cela qui nous attend. Rien du tout.

–C.S.

Testimony of experiences in concentration camps is often framed by the demand that their realities never be forgotten, but also by the recognition that their extent and horror can never be fully understood. A discussion of two works and how they engage with this conundrum.

From an academic and historical perspective, the Jewish genocide is one of the rare events in modern history where written testimonies are still the main source of information. Photographs, film, and museums about the Holocaust exist without doubt – and in great number today. And yet, the continued proliferation of visual information and tangible artefacts only seems to add more to an abundant body of incoherent and fragmented pieces of history, circling around an elusive and invisible center. I suppose another way of formulating it would be to ask ourselves: are we today closer to a more accurate understanding of the Holocaust?

When photographs showing naked Jewish women being rounded up and bodies being burnt surfaced in the aftermath of the Second World War, the French philosopher Georges Didi-Huberman compared their passage from oblivion to public coverage as being “quatre bouts de pellicule arrachés de l’enfer.” [Georges Didi-Huberman, Images malgré tout , Paris, Éditions de Minuit, 2003].Four pieces of film snatched from hell. Do visual sources of information impart a truth no words can? Or does the opposite also hold true: mediated by choice of words and turns of phrases, do written testimonies offer a better and more adapted paradigm precisely in order to understand a human tragedy? In short, just how far can artistic licence go in helping us come to terms with the industrialised and rationalised mass murder of over 7 million people? And perhaps more importantly, how do we ensure that future generations take something away and ‘learn from’ the Holocaust?

In this article, I shall discuss some of these questions through a comparison of a piece of written and film testimony. The two works are Robert Antelme’s L’espèce humaine and Claude Lanzmann’s Shoah.

Those who do not remember the past are condemned to repeat it. In the case of the Holocaust, remembering the past may be a more complicated question than it first appears to be. This is because concentration camps have literally become institutionalised. With explanatory plaques, glass cases of victims’ personal belongings and audio guides, a visit to the Auschwitz-Birkenau Museum becomes at once a pedagogical and informative experience, making it ‘easy’ for anyone taking the slightest interest in the subject to learn about the Holocaust. But have we learned from it?

‘Learning about’ is the passive, factual grasping of how the actions of A ramify B. It is a ‘do-this-get-that’ forward-thinking mindset. On the other hand, ‘learning from’ is the looking-backward attempt at reasoning why B is a consequence of A. To ‘learn from’ the Holocaust is therefore to understand why it happened. The apprehension of such knowledge is at once perennial and ethically bound to assure that history never repeats itself. Unfortunately, this linear schematisation of understanding may not be applicable to the absence of the ‘why’ – the unimaginable, senseless horror – of the concentration camps. Indeed, successive perpetrations such as the Rwandan and the Bosnian genocide indicate that our understanding of the Holocaust is limited at best. How are we to obey the ethical imperative of never forgetting that which we do not fully understand? How are we to fully understand that which we cannot write as knowledge?

This article will draw upon Judith Butler’s notion of frames of knowledge precisely to help frame the underlying problems and to define the nature of this conundrum. This will then lead to a discussion of how two works have engaged with this conundrum, revealing an aspect of “horror” in each work not present in the others. Because transmission of trauma also implies active reception on the part of the reader, we will also describe how we, as the reader/viewer, in turn actively engage with the works.

In her book Frames of War[1], Butler argues that knowledge is neither absolute nor discursive, but societal. It is defined only in relation to another frame of knowledge that we ourselves have constructed. This presents a major problem for testimonies of first-generation Holocaust survivors.

In the urgent need to liberate, to alleviate oneself of the burdens of trauma, testimonies produced in the immediate aftermath of the events suffer from a lack of historical objectivity. Psychologist Dori Laub corroborates this observation, asserting that testimonies are only possible retrospectively, for they “[entail] such an outstanding measure of awareness and comprehension of the event – of its dimensions, consequences, and above all, of its radical otherness to all known frames of reference – that it [is] beyond the limits of human ability (and willingness) to grasp, to transmit, or to imagine[2]”. Indeed, as an event “taken at once as paradigmatic of the human potential for evil and as a truly singular expression of that potential which frustrates and ought to forbid all comparison with other events[3]”, how is the full extent of the Holocaust to be understood if there is no other event in history, no frame of knowledge, with which to compare this “radical otherness” – this notion of “horror”?

Primo Levi ripped off the proverbial bandage in affirming that “general significance”, or a shared and commonly accepted understanding of the Holocaust, is unattainable. Instead, the very “significance” of the events is always framed in relation to what writers and artists, as well as readers and viewers, personally regard as being significant. Herein lies the conundrum: it is only through a subjective frame, according to Levi, that objective historical veracity and the collective responsibility to never forget the former are mediated.

However, in the context of the Holocaust, subjective framing of testimonies is problematic. In Chare’s article The Gap in Context, the author argues that the imposed negation of the Muselmann makes it impossible to bear witness to the realities of the Holocaust. Because the subject of the testimony remains in a liminal state, between frames of life and death, the human and inhuman, the object of his testimony will consequently remain between frames, not inside them. This is problematic, for “if […] the only way to bear witness is to return to a fuller selfhood, a return that is enabled by the occurrence of that testimony […] then a central aspect of the camp experience – the loss of self – is lost in the account[4]”. In other words, the recovery of the subjective frame results in the loss of complete historical objectivity; on the other hand, left unsaid, traumatic experiences remain in a state of potentiality, undefined and inapprehensible. Like the figure of the Muselmann, horror is the “in-between, the ambiguous, the composite[5]”, a chimera oscillating between positions. What this means is that horror is not fully transmissible, and can only be partially understood at the expense of something else which lies outside the subjective frame.

The two works to be discussed offer an interesting comparison in their different conception and treatment of horror. In Robert Antelme’s L’espèce humaine, horror is conceived as ”obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent[6]”. Because Antelme recounts his personal experiences in the work camps as opposed to the extermination camps, his conception of horror is the endless regress, withering, of the human project – neither human nor inhuman, neither living nor dead. In contrast, Claude Lanzmann’s film Shoah is about the extermination camps. Here, horror is not conceived as the anéantissement lent of the human, it is about the néant. Lanzmann concisely summarises his nine-hour project as “a film about the dead and not at all about survival[7]”. This distinction between work and extermination camps must be emphasised, for it affects the nature of the testimony in question. The possibility of “surviving” means the possibility of bearing witness, of a subjective frame.

Clearly, this has influenced Antelme’s use of a subjective frame to stake a universal claim for the human species. In order to construct this subjective frame, Antelme resorts to “choice”, to the use of imagination, in the face of the unimaginable. This choice is as much his’, as writer, as it is the reader’s, to suspend their disbelief, to disengage with the “nécessaire incrédulité[8]”, in order to create a space of necessary imaginative engagement that may allow us to know something. An example of how the reader must actively engage with the testimony in order to ‘know’ something is a scene in the second part of the book, La Route. In this scene, the copains, along with the Nazis, are fleeing the approaching Allied forces. In an effort to reduce the size of the ‘herd’, a SS officer ‘fishes out’ at random one of the numerous filing prisoners – an Italian:

On a vu la mort sur l’Italien. Il est devenu rose après que le SS lui a dit : Du komme hier ! Il a dû regarder autour de lui avant de rosir, mais c’était lui qui était désigné, et quand il n’a plus douté il est devenu rose. Le SS qui cherchait un homme, n’importe lequel, pour faire mourir, l’avait “trouvé” lui. Et lorsqu’il l’a eu trouvé, il s’en est tenu là, il ne s’est pas demandé : pourquoi lui et plus un autre ? Et l’Italien, quand il a eu compris qu’il s’agissait bien de lui, a lui-même accepté ce hasard, ne s’est pas demandé : pourquoi moi plus qu’un autre ?[9]

It is important to note that in this instance, the testimony of the Italian’s initial disbelief of having been chosen to die functions precisely through Antelme’s suspension of this very same disbelief. This is apparent in Antelme’s neutral tone – it almost seems that he is not only suspending disbelief, but also refusing to disbelieve, refusing to give into this necessary incredulity – refusing trauma. This is in contradiction with the circumstances under which the book was conceived. Published in 1947 to little acclaim, L’espèce humaine is the product of a “véritable hémorragie d’expression[10]” of the post-war era and of the need to react to, and exorcise, the horror of the concentration camps. Nevertheless, Antelme plays the devil’s advocate, allowing something almost poignant to transpire out of this disaster: “quelque chose de plus haut et de plus fier que le reproche : quelque chose comme une assez hautaine constatation[11]”. When the Italian turns pink, Antelme is not denoting (i.e. – interpreting for the reader) but connoting (i.e. – leaves it to the reader to interpret) the double significance of “il est devenu rose”. The reader must therefore actively engage with the text in order to realise that the Italian could either be turning pink, or becoming the colour pink itself.

In a way, Antelme succeeds where many have failed: he draws upon imagination to create a space of projection within which the reader ‘inserts’ himself to witness, as Antelme himself has witnessed, the “framing out” of the Italian from normative instances of life, allowing us to see something of the spectral figure of the Muselmann. Judith Butler writes: “there is no life and death without a relation to some frame[12]”. Through the use of a subjective frame, Antelme frames out the Italian from himself and the others who continue marching, casting him out of what is considered a normative definition of life, and making apparent the disappearing symbolic potential of the face as it becomes pink. Through this relativisation of human life, Antelme allows us to know something about the criteria against which the Nazis judged those who were or weren’t worthy of living.

So has Antelme successfully engaged with this conundrum? Indeed, through imagination, Antelme creates a metonymic representation of the Muselmann – the impossible witness – to whom he bore witness. While this can never fully represent the original experience, for there will always be a gap between witness and testimony, Antelme, far from reconstituting what he saw, constitutes something beyond the directly verifiable – something of this sense of shame of the Italian at his complicity in his own meaningless death. In his article The Rhetoric of Disaster, Bernard-Donals writes: “What the Holocaust shows, perhaps more clearly than other traumatic events, is that discourse cannot represent what has been seen, and that at best it indicates the effect upon the witness of what [he] saw[13]”. Indeed, it is through ‘unwriting’ – “non pas un langage et une écriture retrouvés intacts après l’épreuve, mais traversés par cette épreuve même[14]” – that the reader can begin to conceive not so much a full understanding of horror as an understanding of the traumatic effects of horror on Antelme.

On the other hand, Lanzmann’s Shoah is not subjectively framed in that it does not focus on a single personal story with a linear narrative. Instead, the structure of the film is circular: “images and words circle obsessively around the sites of destruction, moving ever closer to an elusive center[15]”. As the title suggests, Shoah is an encyclopaedic project that attempts to define the Holocaust as a totalising event via selected testimonies. While the content of the testimonies are revealing, our focus should instead be the method Lanzmann employs to create a unique documentary within the Holocaust filmic corpus. Insdorf writes: “The achievement of Shoah is that it contains no music, no voice-over narration, no self-conscious camera work, no stock images – just precise questions and answers, evocative places and faces, and horror recollected in tranquillity[16]”. Through Shoah, Lanzmann creates a “new form” of testimony, one that refrains from any use of historical, archival footage in favour of present, ‘live’ testimonies. This, Lanzmann claims, leads to the “création de la mémoire[17]” of the events.

In one of the later scenes, Lanzmann interviews Abraham Bomba, a Polish-Jewish survivor of Treblinka who was forced to cut the hair of women before they were sent to the gas chambers. The interview takes place in a barbershop in Israel. This mise-en-scène is the tool to the creation of memory, precisely because it makes use of the present time and place to reactivate memories of the past. Lanzmann pushes it further by asking Abraham to re-enact the way he cut women’s hair. By subjecting Abraham to this re-enactment, the witness is not only reactivating, but also reliving, memories of the camps. And then, Lanzmann pushes it further, asking Abraham to answer a question he has been avoiding:

Lanzmann: But I asked you and you didn’t answer: What was your impression the first time you saw these naked women arriving with children? What did you feel?

Bomba: […] A friend of mine worked as a barber – he was a good barber in my hometown – when his wife and his sister came into the gas chamber . . .

Lanzmann: Go on, Abe. You must go on. You have to.

Bomba: I can’t. It’s too horrible. Please.

Lanzmann: We have to do it. You know it […][18]

It is moments like these which impart a truth about the Holocaust. It is not only what the witness says, but also how he says it, the look in his eyes, the trembling of his lips, which reveals something about the horror no words can. Indeed, written testimonies such as Antelme’s are more subjective, for they are guided by certain choices of words and turns of phrases. Similarly, Lanzmann’s selected live testimonies may be considered subjective, for they were selected. Nevertheless, live testimonies possess a degree of unpredictability that written testimonies unfortunately do not, for the film camera not only records the words of the witness, but also his body language.

All this being said, for someone who is as experimental in his approach to documentary filming, it comes as a surprise that Lanzmann claims Shoah to be the ‘purest’ form. By doing so, Lanzmann ironically creates a normative frame against which all other modes of representation of the Holocaust are judged and negated. Moreover, this goes against the very objective of the film: the reckoning with the impossibility of representation. Would Antelme’s L’espèce humaine be worth any less because it attempts to represent the Holocaust through a subjective frame? Instead, it is preferable to view each work as complementing each other. As a piece of reactive testimony, L’espèce humaine’s prerogative is to use imagination to “faire passer une parcelle de vérité[19]” through a mediated and metonymic mode of representation, in order to ‘take leave’ of trauma. Shoah, on the other hand, does not deal with the “convoluted logic of dehumanisation that characterised the Final Solution[20]” as much as prompting us to never forget the Holocaust – or rather, that it can never be forgotten, for it never ends and is constantly relived in the present.

Is it possible to find a compromise between the two parts to this conundrum after all? That the extent and horror of the Holocaust can never be fully understood is confirmed in both of the works discussed. In Robert Antelme’s L’espèce humaine, the use of a subjective frame inevitably frames out the loss of subjectivity – an important defining feature of the horror of the camps. This is a paradox that will never be solved. Nevertheless, this same subjective frame, by its very relation to that which it casts out, also allows us to know how one man may be defined in relation to another, but also that ultimately, we are all part of “unité indivisible[21]” of the human species. In Claude Lanzmann’s Shoah, it is affirmed from the outset that it is impossible to represent, let alone fully understand, the Holocaust. However, through the use of live testimony and the abstention from all historical footage, Lanzmann shows that even traumatic, repressed memories can be relived in the absence of traces. It never ends.

In both cases, Antelme and Lanzmann have at the very least fulfilled the demand that the realities of the concentration camps never be forgotten, for their works have had an important impact on posterity and have inspired other writers and artists, as well as researchers and students, to keep learning about – and more importantly – to keep learning from the Holocaust. Perhaps the very reason that subsequent atrocities continue to transpire today is due to insufficient historical hindsight that has not yet provided us with a frame of knowledge to better understand this radical otherness of the Holocaust. Perhaps with time, through this movement between the ‘approaching toward’ and the ‘taking leave of’ trauma, will memory of the Holocaust evolve, and an indelible mark will impart upon the conscience of men.

···

 

 — C.S.


 

Footnotes

[1] Judith Butler, ‘Frames of War: When is Life Grievable?’, (New York, 2009)

[2] Nicholas Chare, ‘The Gap in Context: Giorgio Agamben’s Remnants of Auschwitz’, Cultural Critique, 64 (Fall 2006), p.41

[3] Michael Rothberg, ‘We Were Talking Jewish: Art Spiegelman’s Maus as Holocaust Production’, Contemporary Literature, Vol.35, No.4 (Winter, 1994), p.670

[4] Chare, p.58

[5] Julia Kristeva,’ Powers of Horror’, Trans. Leon S Roudiez (Columbia University Press, 1982), p.4

[6] Robert Antelme, ‘L’espèce humaine’ (Gallimard, 1957), p.11

[7] Claude Lanzmann, ‘Lanzmann on Schindler’s List’, http://phil.uu.nl/staff/rob/2007/hum291/lanzmannschindler.shtml, [accessed on 24/03/2014]

[8] Antelme, p.302

[9] Antelme, pp.241-2

[10] Thomas Regnier, ‘L’unité indivisible de l’humanité’, Le Magazine Littéraire, N°438, (January 2005), p.50

[11] Francis Ponge, ‘Note sur « Les Otages », Peintures de Fautrier, Tome Premier (Gallimard, 1965), p.450

[12] Butler, p.7

[13] Michael Bernard-Donals, ‘The Rhetoric of Disaster and the Imperative of Writing’, Rhetoric Society Quarterly, Vol.31, No.1 (Winter, 2001), p.87

[14] François Bizet, ‘Postérité de L’Espèce humaine’, French Forum, Vol.33, No.3 (Fall 2008), p.58

[15] Toby Haggith and Joanna Newman, ‘Holocaust and The Moving Image : representations in film and television since 1933’, (Wallflower Press, 2005), p.162

[16] Annette Insdorf, ‘Indelible Shadows : Film and The Holocaust’, (Cambridge University Press, 2003), p. 240

[17] Daniel Bougnoux, ‘Le monument contre l’archive : entretien avec Claude Lanzmann’, http://www.mediologie.org/cahiers-de-mediologie/11_transmettre/lanzmann.pdf, p.274 [accessed on 24/03/2014]

[18] Claude Lanzmann, ‘Shoah: The Complete Text of the Acclaimed Holocaust Film’ (First De Capo Press, 1995), p.107

[19] Antelme, p.302

[20] Michael Bernard-Donals and Richard Glejzer, ‘Between Witness and Testimony: The Holocaust and The Limits of Representation’, (State University of New York Press, 2001), p.12

[21] Antelme, p.11


 

Bibliography

Antelme, Robert. L’espèce humaine. (Gallimard, 1957).

Bernard-Donals, Michael. The Rhetoric of Disaster and the Imperative of Writing. (Rhetoric Society Quarterly, Vol.31, No.1, Winter, 2001).

Bernard-Donals, Michael and Glezjer, Richard. Between Witness and Testimony: The Holocaust and The Limits of Representation. (State University of New York Press, 2001).

Bizet, François. Postérité de L’Espèce humaine. (French Forum, Vol.33, No.3, Fall 2008).

Bougnoux, Daniel. Le monument contre l’archive : entretien avec Claude Lanzmannhttp://www.mediologie.org/cahiers-de-mediologie/11_transmettre/lanzmann.pdf. [accessed on 24/03/2014].

Butler, Judith. Frames of War: When is Life Grievable? (New York, 2009).

Chare, Nicholas. The Gap in Context: Giorgio Agamben’s Remnants of Auschwitz. (Cultural Critique, 64, Fall 2006).

Haggith, Toby and Newman, Joanna. Holocaust and The Moving Image: representations in film and television since 1933. (Wallflower Press, 2005).

Insdorf, Annette. Indelible Shadows : Film and The Holocaust. (Cambridge University Press, 2003).

Kristeva, Julia. Powers of Horror. Trans. Leon S Roudiez (Columbia University Press, 1982).

Lanzmann, Claude. Shoah: The Complete Text of the Acclaimed Holocaust Film. (First De Capo Press, 1995).

Lanzmann, Claude. Lanzmann on Schindler’s Listhttp://phil.uu.nl/staff/rob/2007/hum291/lanzmannschindler.shtml, [accessed on 24/03/2014].

Ponge, Francis. Peintures de Fautrier. Tome Premier (Gallimard, 1965).

Regnier, Thomas. L’unité indivisible de l’humaniLe Magazine Littéraire. N°438, (January 2005).

Rothberg, Michael. We Were Talking Jewish: Art Spiegelman’s Maus as Holocaust Production. (Contemporary Literature, Vol.35, No.4, Winter, 1994).

“American Prometheus: The Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer”, Martin J. Sherwin/ Kai Bird

This is probably one of the best biographies I’ve read to date. Sherwin and Bird bring to light the portrait of a man whose contributions to science and its ethical repercussions have been, and continue to be, greatly undermined and underappreciated.

Oppenheimer is best known as the father of the atomic bomb; but in this biography the authors have convincingly argued how his “child” was never properly raised to further the benign advantages of atomic energy. Repenting the manifestation of “Death that soon had become”, Oppenheimer attempted, but ultimately failed, to dissuade the US government – at the height of McCarthyism – from augmenting its nuclear arsenal, developing the H-bomb, and in working towards the Bohrian policy of “openess” (a policy encouraging nations to act transparently in nuclear energy-related matters). Instead, he became the victim of one of America’s greatest anti-communist purges and was forced to witness the world come within yards of Armagaeddon.

While evidence of very thorough research is palpable, I must in particular commend the authors for their rare and genuine ability to reflect upon what they have compiled. As someone who has heard so much about the man who was responsible for the deaths of a many hundred thousands, I give fulsome praise to the authors’ ability to convince me otherwise and sympathise with him. I’d also like to note the very complete nature of this biography; it does not only focus on what Oppenheimer is known for, but also on the smaller details that ultimately makes him human – albeit a fascinating one!

A biography that fully deserved the Pulitzer.

5 stars out of 5

— C.S.

“Le Maître et Marguerite”, Mikhail Bulgakov

Une oeuvre frappante, extraordinaire, complexe, dépassant, à mon avis, les bornes et bouleversant les canons préétablis de ce qu’est censée être la littérature russe. Le Maître et Marguerite se met à part par rapport aux grands noms de la littérature russe – Tolstoï, Dostoievski et Gogol – ayant ceci de particulier qu’il est très léger, humoristique, voire fantasmagorique. Vous ne trouverez pas ici de descriptions fleuries et interminables, mais plutôt des dialogues mémorables écrites dans un langage tranchant et précis. Il a fallu aussi bien l’avènement du régime soviétique de Staline que le talent hors pair de Boulgakov pour qu’un nouveau genre littéraire vienne rompre avec le réalisme social de Tolstoï et Dostoievski, tant la réalité sociale du régime soviétique était tellement épouvantable que continuer d’écrire à l’instar des grands noms littéraires aurait été déstabilisant pour les lecteurs, sans même tenir compte de la censure. Le résultat est une oeuvre purement allégorique et satirique, s’opérant à travers la suggestion et l’allusion, mais qui accomplit ce devoir de critique sociale et politique avec un admirable succès.

Comme tout chef d’oeuvre, on y retrouve tous les thèmes importants : la moralité, l’absurdité de la vie, la souffrance, l’amour, la spiritualité, et plus précisément, le combat de l’écrivain vis-à-vis du rejet de son oeuvre par la société : un thème cher chez Boulgakov qui, lui-même, a vécu cette épreuve.

À lire absolument, sinon pour la richesse et la profondeur de ses messages, du moins pour se divertir tout simplement !

5 étoiles sur 5

 

— C.S.

1Q84, Haruki Murakami

1Q84 est une oeuvre colossale, et ce non en raison de ses quelques 1.500 pages. En effet, sa longueur a fait l’objet de nombreuses critiques prétendant au rabâchage du contenu, vraisemblablement parce que Murakami se fait payer au nombre de mots. Une observation bien fondée, bien que mal justifiée. Les adeptes de Murakami sauront pourquoi ils le sont. Car chez Murakami, il n’est pas tant question d’une écriture concise que celle de la réitération. Et pour cause. Ce qui a fait le renom de Murakami, c’est avant tout la juxtaposition de la vie bien réglée des gens ordinaires vis-à-vis de l’élément surnaturel qui s’y introduit en chamboulant la banalité du quotidien. “Chroniques de l’oiseau à ressort” en est un bel exemple. L’idée d’un oiseau qu’on ne voit jamais, mais qui remonte les petits rouages qui font marcher le monde, est une belle allégorie qui passe pour le cas de 1Q84. Divisé en trois tomes, chacun étant un compte rendu des événements qui passent trois mois durant (le mois d’avril jusqu’au mois décembre), 1Q84 se lit de manière diachronique.

D’une part, il s’agit d’une documentation méticuleuse du temps qui passe, de l’insignifiance de la vie des personnages désœuvrés en cette année de 1984. D’où le besoin de réitérer.

D’autre part, il s’agit d’un questionnement de ce qui peut arriver dans le temps donné, de ce qu’est le monde de 1Q84 (le “Q” dans 1Q84 signifie justement “question”). Inutile de dire qu’à la manière de Murakami, il arrive des tas de choses saugrenues.

Cependant, ce n’est pas là la qualité singulière de 1Q84. Certes, la prose de Murakami a toujours eu la réputation d’être facile à lire. Un commentateur de FranceCulture va même jusqu’à parler de la platitude de son style. Peu importe la validité de l’argument, car je dirais même qu’il s’agit de cette platitude qui donne de la profondeur à ses personnages. On peut tirer l’exemple du personnage d’Ushikawa. Plusieurs chapitres durant, il reste enfermé à épier les gens par la fenêtre en même temps qu’il se livre à un monologue existentiel. Idem pour Aomamé, qui vit recluse entre les quatre murs de son cache. Des propos réitérés, rabâchés. Même par endroits, presque aucun rebondissement. Soit. Toujours est-il que les personnages ne cessent d’évoluer dans la “léthargie de l’ennui”. Ils deviennent plus crédibles, plus humains.

Comme avec tous les ouvrages de Murakami, 1Q84 ne propose aucune résolution commode, ce qui est un peu frustrant pour celui qui a fait autant d’efforts pour en arriver à une conclusion quelque peu mièvre !

Cela à part, à lire absolument.

4 étoiles sur 5

 

— C.S.