“Soumission” : bilan politique depuis 2015

Depuis les elections présidentielles en cette année 2017, certaines des “prophéties” du roman “Soumission” de l’écrivain Michel Houellebecq ne cessent de se réaliser et de s’imposer dans l’imaginaire politique français. Suppression du clivage gauche-droite lors du second tour en faveur d’une posture synthétique du président-élu Emmanuel Macron, taux d’abstention au vote très élevé, montée de l’extrême droite …Autant d’éléments qui pointent vraisemblablement à une société en perte de vitesse. Commentaire de livre.  

Soumission est le dernier roman d’anticipation de Michel Houellebecq. Paru le 7 janvier 2015, le même jour où ont eu lieu les attentats de Charlie Hebdo, le roman a connu un succès immédiat en termes de chiffres de vente et va faire polémique pendant le temps qui a suivi les attentats. Objet d’appréciation chez les uns, de vives critiques chez les autres, Soumission décrit non seulement une hypothétique France à bout de souffle, divisée et, en fin de compte, islamisée : autour des réactions qu’a suscitées le livre d’une part, et prenant conscience d’autre part des temps vécus auparavant, alors, et depuis, le dernier roman de Houellebecq pourrait encore avoir le dernier mot.

Détrompez-vous, je n’entends pas par là que la France pourrait abandonner la laïcité et opter pour l’islam – là n’est pas l’intérêt de mon analyse. Ce qui attire un grand nombre de lecteurs chez Houellebecq, c’est le regard sociologique que porte ce dernier sur le fonctionnement de l’appareil social français ; ce qu’il génère en termes de catégories sociales et politiques et, surtout, pourquoi il dégénère : en d’autres termes, le concours de circonstances conduisant la société contemporaine à la décadence. Se borner à dire que la France pourrait un jour ou l’autre devenir islamisée est donc en quelque sorte un contresens car, aussi provocatrice qu’elle soit, l’hypothèse ne sert en réalité qu’à nous faire réfléchir à un problème bien plus grave : celui d’une France, et d’un monde, qui ne va pas.

En cela, Houellebecq réussit son coup à merveille. Dès les premiers ouvrages, Houellebecq donne à ses narrateurs le ton cynique, voire dans certains cas misanthrope, pour lequel il est tant connu aujourd’hui. Extension du domaine de la lutte (1994) fut l’une des premières instances de cette misanthropie invétérée, dans lequel l’homme est réduit au statut “d’adolescent diminué”. Sous couvert d’anti-héros qui s’interrogent sur la médiocrité de leur existence, Houellebecq fait observer les différents comportements des gens et la dominance que certains exercent sur d’autres dans une société en chute libre.

On retrouve précisément ce thème de prédilection dans Soumission. Projeté en 2022, le roman relate le récit de François, professeur de littérature spécialiste de Joris-Karl Huysmans, dans lequel il assiste à la disparition en France du traditionnel clivage gauche-droite et la montée au pouvoir d’un gouvernement musulman. Alors que le nouveau Chef d’État musulman commence à rendre conformes à l’islam les domaines de l’éducation nationale, le code du travail et le couvrement du corps des femmes, François, désœuvré et désespéré, contemple le suicide et cherche à s’en sauver. Il rend visite à de nombreuses chapelles. Chacun de ses visites le laisse indifférent et encore plus désespéré  :

La Vierge attendait dans l’ombre, calme et immarcescible […] mais peu à peu je sentais que je perdais le contact, qu’elle s’éloignait dans l’espace et dans les siècles tandis que je me tassais sur mon banc, ratatiné, restreint. Au bout d’une demi-heure je me relevai, définitivement déserté par l’Esprit, réduit à mon corps endommagé, périssable, et je redescendis tristement les marches en direction du parking.” [p.170, Houellebecq]

À la fin, comme Huysmans, François n’a plus qu’à choisir “entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix.” Pour sa part, il choisit la voie du Coran.

Soumission est ainsi un roman intelligemment conçu. Passerelle entre l’époque fin-de-siècle de la France du XIXe siècle et notre XXIe siècle, le roman témoigne avant tout du fait que la France est aujourd’hui encore face à des problèmes sociaux et politiques de grande envergure, et que la perspective (ou bien réalité ?) d’une société en déchéance n’est jamais hors de vue – peu importe l’époque que nous vivons. Une France islamisée est pour ainsi dire l’allégorie d’un enjeu bien plus conséquent que n’en laisse entendre la perspective : celle d’une société sans valeurs, sans intégrité, prête à tout croire, bref, soumise.

Reste à voir si nous aurons raison contre l’anticipation d’Houellebecq, ou si Houellebecq a eu raison contre nous.

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— C.S. [14.05.17]


Référence

Houellebecq, Michel. Soumission. Ed. Flammarion, 2015