Chapitre III

Chapitre III

     Entre la vie et la mort

 

Au mois d’avril de chaque année, toute la famille se réunit à Hua Hin, autrefois un petit village de pêcheurs devenu de nos jours une station balnéaire fréquentée par la bourgeoisie thaïlandaise. Dans les années 1920, le roi décide d’y faire bâtir son palais au bord de la mer, qu’il nomme Wang Klai Kangwon ; « loin des soucis ». Ironie du sort, car c’était ici que quelque chose viendrait me chambouler la vie, me faisant poser ces questions qui me lassent aujourd’hui.

C’est au mois d’avril de chaque année que toute la famille se réunit pour la fête de Qing Ming. Il faut noter que la famille du côté de ma mère n’est pas d’origine chinoise. Mais on raconte que arrière-grand-père était un vrai excentrique qui était féru de la culture de ce pays. Il fit construire alors une demeure à flanc de coteau où il passait son temps à boire du thé. Quant à sa femme, elle résidait dans une demeure au bord de la mer à plusieurs kilomètres de là, où grand-père aurait plus tard l’idée géniale d’envoyer à grand-mère le sable de ces plages. Arrière-grand-père prenait goût à cet endroit, à tel point qu’il décida, un beau jour, de faire construire dans le même terrain un mausolée où ses cendres et celles de sa femme reposeraient. Malgré les avertissements des gens d’alentour contre le malheur que ferait porter la construction précoce d’un mausolée, il poursuivit ses projets. Une fois achevé en 1938, il mourut. Son dernier souhait fut que toute la famille, c’est-à-dire celle de grand-père, de son grand frère et de sa grande sœur, s’y réunisse chaque année à tout prix, une façon de se montrer solidaire malgré le passage du temps et les disputes autour de l’héritage devenu de plus en plus difficile à faire partager. Depuis lors, c’est devenu une sorte d’obligation familiale plutôt qu’une tradition chérie.

En avril 2008, il s’est passé quelque chose qui contribuerait à cette crise de jeunesse, si vous voulez, que je vis actuellement. Comme à chaque ouverture annuelle du mausolée, on arrivait dans une voiture de luxe neuve, ou parfois c’était un collier de perles autour d’un cou flasque et indigne. Pour les hommes, ils s’étaient offerts des montres suisses qui coûtent encore plus cher que leurs voitures de luxe ; autant d’efforts pour se montrer plus riches, plus heureux, que tous les autres. Cette fois, comme les fois précédentes, tout s’est passé avec les mêmes bavardages abrutissants, toujours ces rattrapages anodins et prévisibles à propos de combien la vie est belle, toujours gardant les apparences figées en cire, n’osant jamais déraper, se hasarder à montrer leurs faiblesses cachottières pour une fois. La réunion terminée, nous repartions chacun de son côté. Ce serait encore la même chose l’année suivante.

Nous quittâmes le mausolée en voiture. Ma tante était au volant, grand-père assis à côté, grand-mère, maman et moi, nous étions assis en arrière. Au pied de la colline, une voie ferrée longeait un terrain de terre battue. Derrière chaque côté des rails, de très grands buissons obscurcissaient la vue d’un train qui arrivait en douceur, ceux-ci absorbant également les bruits de son approche. Alors, ma tante conduisait en aveugle, et à l’endroit où il devait y avoir une barrière pour nous empêcher de traverser à cet instant, de mourir sur place, il n’y avait rien. Ma tante s’apprêtait à traverser la voie, personne ne sachant que le temps de gagner les cinq mètres qui nous séparaient de l’autre côté de la voie, cet autre côté qui nous tendait un piège, nous serions déjà tous morts. Le pied légèrement appuyé sur la pédale, la voiture s’avança, nous marchions tous vers la mort.

Tel un mauvais pressentiment qui nous frappe comme un éclair, ma tante freina subitement. Et le train coupa droit devant nous, à quelques centimètres de la carrosserie. Nous étions au seuil de la mort, mais nous avons manqué de sonner. Et ce train qui nous aurait pris avec lui, ce train de la mort, à présent il s’éloignait de nous, alors que nous, nous n’avions pas bougé de nos sièges. Nous étions stupéfaits, obnubilés, incrédules. Nous avions triché la mort. Nous étions changés à tout jamais.

[…]

Maman est repartie à Bangkok depuis trois jours. À l’instigation de celle-ci, grand-mère et moi-même sommes partis hier, à notre tour, séjourner à la maison de Hua Hin au bord de la mer. Elle a raison : nous avons besoin d’un changement de paysage. Depuis quelques jours, le jardin de la maison de campagne l’obsède. Elle ne le quittait plus des yeux quand elle n’était pas en train de manier difficilement une pelle aussi grande qu’elle. Elle était malade. Quoiqu’inavoué, moi aussi j’avais besoin d’un changement de paysage. Au début, l’isolation qu’offre le calme des montagnes me semblait précisément ce dont j’avais besoin. Après, elle était devenue insupportable. D’ailleurs, je commençais à avoir des idées suicidaires. Il était bien temps que nous partions.

Malgré les grands vents de la mer, il fait moins frais ici. Dans la journée, la grande marée avale la plage. Le va-et-vient des vagues, montant, brisant, postillonnant des jetées d’eau, écumant le rivage submergé, puis retournant à la mer en nappes claires, comme un tapis d’eau traîné vers l’abîme. La nuit, l’eau redescend et la plage s’ouvre grand à la joie des promeneurs du soir. En arrière-fond, on entend toujours de loin les bruissements berceurs des vagues sous le croissant de lune.

C’est le réveillon du nouvel an. Il est onze heures du soir. Je me promène sur la plage. Partout, la fête s’organise. En entendant la clameur de la foule de fêtards, je me réjouis. Il y a longtemps que je me suis enfermé dans mon petit monde, pensif et, par conséquent, déprimé. Ce soir sera la première fois depuis très longtemps que je fais des vœux, des vrais. J’ai envie d’en finir avec toutes ces choses qui me chagrinent, de tourner la page sans avoir pour autant tout lu.

Tout autour de moi, les gens commencent à faire voler des lanternes célestes, faites de papier de riz de différentes couleurs. Minuit arrive, sur le fond noir du ciel peuplé de petites tâches lumineuses rouge, bleue, violet, vert, blanc, et d’autres couleurs. Mais j’ai le regard baissé par terre. Avec ma lampe de poche, je parcours la terre jonché de petits trous de crabe et de boules de sable avec, par endroits, de gros trous. À chaque pas en avant, ces corps minuscules de la même couleur grise du sable, uniquement perceptibles grâce à leur mouvement rapide, se manœuvrent en sorte d’éviter de se faire écraser sous mes pieds. De temps à autre, j’en aperçois un gros s’empressant de rentrer dans son trou. Alors, me prêtant à un jeu d’enfants, accroupi par terre, le faisceau dirigé à l’intérieur d’un gros trou quelconque, j’espère énerver le gros crabe pour le faire sortir. Il ne sort pas. Il m’énerve, ce crabe. Juste au moment où je m’apprête à me fourrer un doigt dedans, une voix de femme s’élève derrière moi :

« C’est donc ça ce qu’on fait pour fêter le réveillon ? »

Je me tourne vers la voix, en dirigeant le faisceau de la lampe vers elle. De toutes les choses qui me frappent à première vue, c’est le rouge vif de ses lèvres, suivi de sa robe de plage, rouge vif aussi. Elle est coiffée en toupet, les cheveux marrons, sûrement teints, qui descendent jusqu’aux épaules avec une frange qui couvre son front. À en juger par l’épais maquillage qui, au lieu de dissimuler ses rides, blanchit son visage asiatique, elle doit avoir une quarantaine d’années. Elle ressemble à une de ces poupées orientales qui accompagnent les jeunes filles à l’heure du thé. À cet instant, je me rappelle drôlement quand j’étais petit, mon père qui me disait de toujours prendre garde contre les femmes habillées en rouge. Alors, je réponds :

  • À moins que vous n’ayez une meilleure idée…
  • Déjà tu pourrais commencer par lever la tête vers le ciel.

J’obtempère.

  • Et alors ?
  • Que vois-tu ?
  • Des lanternes célestes dans le ciel.
  • Tu ne vois vraiment que ça ? Dis donc, tu feras bien d’être un peu plus imaginatif.
  • Où voulez-vous en venir ?
  • Pendant que tu t’amuses à acculer ce pauvre, petit crabe dans son trou, un autre que toi cherche à en sortir et à voler vers le ciel. Ce que tu vois là, au-dessus de toi, toute cette lumière qui vacille au vent, c’est la lutte de chacun contre les coups de blues dans la vie qui menacent d’éteindre cette lueur d’espoir, seulement protégée par une mince feuille de papier de riz. Que c’est magique ! On les voit bien, ces milliers de lanternes célestes, mais on ne saura jamais pour autant quels genres de vœux elles contiennent. De toute manière, le ciel est très beau ce soir.
  • Oui, c’est vrai. Excusez-moi, mais il faut que j’y aille.
  • Ça te dit qu’on fasse voler une lanterne chacun ? On ne se connaît pas, c’est vrai. Mais ce soir je suis toute seule. Et vu l’état d’ennui qui t’a amené à terroriser un pauvre crabe, je supposerais que toi aussi, tu es tout seul.
  • D’accord, pourquoi pas…
  • Au fait, moi c’est Deborah.
  • Moi, c’est Am.
  • Am ? Quel drôle de nom.
  • Vous n’êtes pas la première à faire cette remarque. Am, c’est mon surnom. Si vous voyez à quel point c’est difficile de correctement prononcer mon prénom, ce ne sera plus drôle.
  • Je vois. On y va, alors ?

Nous partons ensemble vers un endroit bien éclairé où les gens, avec leur briquet, sont en train d’allumer la mèche de leurs lanternes. On ne voit que les visages souriants éclairés par le feu doux qui s’intensifie, les yeux brillants à mesure que les lanternes se gonflent. Le vent est très fort ce soir. Les uns réussissent à faire voler leurs lanternes, qui grimpent en s’agitant violemment. Ceux-là, ils ont la tête levée vers le ciel, tournant au gré des lanternes qui s’en vont. Les autres essaient tant bien que mal d’allumer la mèche. Certains d’entre eux finissent par mettre le feu au papier de riz, qu’ils laissent tomber ensuite par terre en jurant quelques mots discrets.

Deborah part en courant vers un stand en bois où s’étalent des lanternes de toutes les couleurs. Elle revient portant une lanterne dans chaque main, une bleue et une rouge.

  • Tiens, le bleu, c’est pour toi. Je préfère prendre le rouge.

Elle sort un briquet à elle. Ce doit être une fumeuse. Elle me le tend et fait un geste d’aller le premier. Tenant par le bord chacun de son côté, j’allume le briquet en portant le feu au-dessous de la mèche. Lorsque le feu a pris, la lanterne commence à rayonner de son bleu, un bleu mêlé du noir de la nuit au début, puis ce bleu s’allume peu à peu en même temps que la lanterne se gonfle, jusqu’à atteindre un bleu intense. C’est une couleur que je ne peux pas décrire. Je peux seulement la sentir rayonner sur moi, en même temps que cette chaleur qui caresse et gagne ma peau. Je suis envoûté par le calme d’esprit que m’apporte cette couleur. Mais il faut lâcher avant que la flamme se consume.

Alors, la lanterne s’envole. Je la regarde grimper le ciel avec assurance, malgré le vent. Elle est haute maintenant, très haute, plus haute encore. Je ne la vois plus en bleu. Elle n’est qu’un point lumineux. Puis, peu à peu, elle s’éteint. Je ne vois plus rien.

  • J’espère que tu as fait de sacrés vœux, parce que celle-là, elle a bien grimpé les étoiles.
  • Ah mince !

J’avais en effet oublié de faire des vœux. Il est minuit moins trois. Commencer le nouvel an sans avoir fait de vœux, ce sera continuer à vivre dans ce même état dépressif qui m’éloigne de la vie au jour le jour. Ce n’est pas pour dire que je suis superstitieux, mais tant qu’à faire, pourquoi pas aller jusqu’au bout des choses ? Alors, je demande à Deborah de me donner sa lanterne et après elle pourra s’en aller en chercher une autre pour elle-même. Je tiens vraiment à ce que cette année débute bien. Il y a longtemps que je ne suis plus heureux. Elle l’accepte.

Alors, les mêmes gestes se répètent, mais cette fois-ci, je n’oublie pas de faire des vœux avant de lâcher la lanterne rouge. Elle grimpe lentement, chancelant sur le côté, puis rejoignant la traînée des autres lanternes dans le ciel. Par moments j’ai le mauvais pressentiment qu’elle va tomber du ciel à tout moment. Mais elle continue à grimper, lentement. Le vent est encore très fort. Ma lanterne rouge commence à vaciller rapidement, penchée sur son côté, prête à s’éteindre. Elle ne va pas tenir, me dis-je. Minuit moins une.

Ce fut inattendu. Le vent se calme brusquement. Ma lanterne commence à tracer un parcours vertical. Elle monte à toute vitesse. Elle se libère de la flotte des autres lanternes. Elle grimpe encore.

  • Dis donc, je ne m’attendais pas du tout à ça, s’exclama Deborah. Son début a été peu stable, mais elle se rachète par la suite. Regarde-moi ça !

En effet, la lanterne rouge avait traversé de bout en bout un nuage au-dessous d’un ciel étoilé. On ne voit plus qu’un point lumineux qui continue à grimper parmi les étoiles. Au bout d’un moment, elle semble se stationner, prenant sa place parmi les étoiles qu’on ne distingue plus des autres. Je ne vois plus celle qui porte mes vœux au ciel. Mais je me rassure : elle est là, elle sera toujours là, mon avenir.

Minuit.

Les feux d’artifice éclatèrent dans le ciel. Une floraison spectaculaire de toutes les couleurs. La luminosité intense de leurs éclats éclipse les lanternes des gens qui continuent à voler à leur gré dans le ciel. Le ciel est, en effet, très beau ce soir. Deborah se tourne vers moi, en me disant :

  • Quelle effervescence ! Si seulement ça pouvait durer pour toujours.
  • Je ne sais pas moi. Je trouve que ce serait un peu trop.
  • N’importe quoi !
  • Ravi d’avoir fait votre connaissance. Et merci bien pour la lanterne. Bonsoir.

Elle s’approche de moi, puis me prend dans ses bras. Je ne dis rien. Elle non plus. Puis, elle me lâche, me chuchotant à l’oreille :

  • Ne sois pas si triste. La vie peut être si belle quand on le veut. Tu n’as pas à chercher à être heureux. Le bonheur viendra tout seul. Tu verras.

À peine eus-je le temps de réagir qu’elle était déjà partie dans la nuit.

–C.S.

Chapitre II

Chapitre II

Le jardin qui meurt

 

« Ce qui m’embête au plus haut point, c’est qu’on prétend vouloir la vraie démocratie tandis qu’on met la pression au gouvernement pour qu’il démissionne avant les élections. Et n’oublions pas qu’ils ont déjà réussi à dissoudre le parlement rien que pour faire plaisir à près d’un million d’individus sur les autres quarante-huit millions d’individus qui leur opposent. Si c’est bien ça la vraie démocratie, alors ça se saurait ! Il est vrai que ce gouvernement n’est pas le meilleur qui n’ait jamais régné sur Terre, j’avoue, mais il est certains procédés qu’il faut suivre quoi qu’il en soit. Soutenir pour que ce gouvernement reste en place n’est peut-être pas la meilleure ligne de conduite à tenir, mais c’est sans doute la bonne chose à faire. Si le peuple n’est toujours pas content au bout du mandat, ils auront droit à la réélection. Tiens ! Toi qui habites en France, tu sais bien qu’il y a pas mal de gens qui se plaignent des failles dans le système politique français, mais du moins chacun a la sagesse de respecter les droits démocratiques pour lesquels on a tant lutté. Moi je vous le dis, il y a encore du travail à faire avant que la Thaïlande ne devienne un véritable pays démocratique. Je ne puis qu’espérer voir le jour où cela se produira. »

Sur ce, elle termine son discours. Nous autres, nous étions restés assis à regarder sa bouche débiter ces mots inutiles. Pour ma part, je m’en fiche un peu de l’avenir de notre pays. Depuis qu’on m’a envoyé étudier dans une école internationale, et qu’étant ensuite parti faire mes études supérieures en France, tout lien qui me rattachait à ma patrie s’est déchiqueté une bonne fois pour toutes. Mais là-bas, on me prenait pour un étranger asiatique qui ne s’intégrerait jamais à la France ni à ses mœurs. Il n’y a plus de doute. Je suis un jeune homme d’entre deux mondes qui n’en appartient à aucun des deux. Tout à coup, ma mère reprend :

  • Au fait, ton ami, Monsieur Jacquet, il m’a appelé l’autre jour pour prendre de tes nouvelles. C’est très gentil de sa part, tu sais, de se faire autant de soucis à ton propos, tandis que quasiment tous tes amis là-bas t’ont oublié. Mais bon, comment veux-tu qu’on essaie de rester en contact avec toi si c’est toi qui as coupé le pont avec eux le premier ?
  • C’est vrai ? Il est bien gentil celui-là, dis-je en ignorant la morale qu’elle vient de me faire. Je lui écrirai un mail. Seulement, grand-maman n’a pas de réseau Internet ici.
  • Alors, rentre avec moi. Tu me manques beaucoup là-bas. La maison est si vide sans toi chaque soir quand je rentre du bureau.
  • Non, pas encore. J’ai besoin d’être seul. De toute façon, je lui enverrai une lettre. Je sais que ça ne se fait plus de nos jours, mais bon…
  • Comme tu veux. Mais je te signale qu’en restant ici où personne ne peut te joindre, enfermé dans ton petit monde, tu risques de partir à la dérive. Sois sage et écoute-moi bien : on peut toujours remédier à ta situation. Ce n’est pas trop tard.

Mais je ne l’écoute plus. Je pense à Monsieur Jacquet. Je fis sa connaissance lors de la première année de mes études, alors que j’étais logé en famille d’accueil dans la banlieue parisienne d’Argenteuil, dont il était le voisin d’en face. Cet homme français, âgé de soixante-dix ans environ, aux cheveux poivre et sel, dont les yeux bleu marin percent jusqu’aux profondeurs de l’âme, est l’homme le plus intelligent que je connaisse. Tout le monde, même ses proches, l’appelle ainsi par respect de son intellect foudroyant. Il n’est donc pas étonnant que ce monsieur fasse partie de mon récit. De fait, je me suis toujours plaisanté de le nommer « Mr. Jacket » si jamais un jour l’occasion me venait d’écrire sur lui. Mais aujourd’hui, au moment de son introduction dans le tissage, je ne vois plus aucune raison justifiant ce drôle de nom sauf celle d’accorder un surnom à un ami pour qui j’ai beaucoup d’estime et d’affection. Depuis quelque temps, je le vois comme le père que je n’ai jamais eu. J’en ai un, bien entendu. C’est celui qui a fait sa part de la besogne afin de permettre mon existence. Mais ce n’est pas mon père. Monsieur Jacquet a toujours veillé sur moi. Lorsque j’étais gravement enrhumé, il traversait la rue pour me rendre visite, m’apportant du potage chaud et des conseils de santé. Lorsque je me déprimais, il me disait d’ouvrir grand la fenêtre de ma chambre, car « un peu de soleil aide toujours à monter le moral ». Et voilà qu’à présent, il prend de mes nouvelles de loin. De plus, Monsieur Jacquet est un savant, incroyablement instruit dans tous les domaines de la connaissance humaine. Étant à ce point érudit, il convient qu’une telle personne se sente obligé de faire rayonner sa brillance sur les autres. Alors il parle. Il aime parler, ce Monsieur Jacquet. Son seul défaut : il n’écoute personne.

Alors, voyant que je deviens taciturne, maman arrête de parler du politique. Tout au long de cette conversation anodine dont elle s’est exclue, grand-mère avait le regard fixé à travers la porte vitrée du salon qui donne sur le jardin. À présent, elle le regarde toujours de ses yeux au bord des larmes. Chacun ne fait plus le moindre bruit, comme lorsqu’on se rend compte tardivement de quelque chose ou quelqu’un qui ne va pas.

  • Qu’est-ce qui ne va pas, maman ? s’enquête ma mère.
  • Le jardin meurt.
  • Hein ?
  • Le jardin meurt. Il était si beau avant. Maintenant c’est un désert. J’habite seul ici, et tous les jours je fais tout pour qu’il revienne à la vie. Engrais de la meilleure qualité, système d’arrosage haut de gamme, j’ai même fait venir un horticulteur célèbre. Rien n’y fait : mes plantes continuent à mourir.
  • Mais ça alors ! Et moi qui étais tellement inquiète. Maman, ce n’est qu’un jardin…Pourquoi perds-tu tant de sommeil dessus ? Il meurt, c’est vrai. Mais il reviendra, je te l’assure.
  • Je crois que non. Et si je perds autant de sommeil là-dessus, c’est parce que mon jardin est la seule chose à laquelle je tienne toujours de cette vie. Ce n’est pas pour vous faire de la peine, croyez-moi. Seulement, je préfère parler franchement, surtout à ce stade dans la vie.

Personne ne dit plus rien. Au bout d’un moment, grand-mère se lève et, passant à travers la porte vitrée, elle descend à pas lents au jardin. Moi et maman, nous sommes restés à la regarder faire ce chemin, qui était bordé de plantes d’un vert délavé. En dehors du vert, les quelques rares fleurs éparses parsemaient le peu de couleurs vives ; ici et là, des touffes d’herbe qui recouvrent à peine la terre rouge, comme un tapis qui avait été rongé par les mites ; par contre, là où je suis parti en balade, les montagnes sont somptueusement vertes. Surplombant le terrain en contrebas, elles semblent vouloir en rajouter à ce jardin moribond. Grand-mère continue à s’éloigner de nous, comme un bateau égaré au milieu de l’océan qui vogue au gré du vent. Puis, s’arrêtant devant la souche d’un banian maladif, elle se met à pleurer, le dos tourné, défaillante.

À l’exception de quelques massifs d’héliconies et d’orchidées suspendues, le jardin meurt effectivement. On n’a jamais su pourquoi. Tout ce qu’on sait, c’est que son état moribond a commencé en même temps que celui de grand-père. Suite à une attaque d’apoplexie à l’âge de quatre-vingt-deux ans, celui-ci ne pouvait plus parler ni faire bouger aucun membre de son corps. Il était désormais alité et nécessitait qu’on enfonce aux tréfonds de sa gorge un gros tube de respiration qui induisait des vomissements effrénés. Quand grand-père vomissait, c’était le seul moment où tout son corps atrophié semblait tressaillir bien malgré lui. Et on sentait alors que son âme devenait un peu plus souillée encore qu’auparavant. En vérité, ce tube était le dernier lien qui le gardait en vie. Il prenait aussi des médicaments qui donnent la nausée perpétuelle, tout cela parce qu’on espérait voir son état s’améliorer, alors qu’en réalité on ne faisait que prolonger sa souffrance ; on se voilait la face parce qu’on l’aimait. Il vivait ainsi pendant près de deux ans, dans cette vieille coque décrépite, pourrie jusqu’au trognon de son âme, sans dignité. Dans le salon aménagé en infirmerie, le lit placé devant la porte vitrée, et, regardant le jardin moribond dans la fraîcheur du petit matin, grand-père mourut le 25 janvier 2011, le lendemain de mon anniversaire.

J’ai pensé à tout cela en un instant, avant de rattraper maman qui était partie à toute allure consoler grand-mère. Celle-ci pleure toujours devant cette métaphore brutale de sa vie qui ne tardera pas à pourrir, à périr.

Dans un soudain élan de tristesse, j’oublie mes chagrins, mon désespoir, et cette indifférence envers la vie qui m’habitait, et qui me rongeait l’âme, jusque-là. J’oublie mon égoïsme, mon orgueil et ma vanité. J’oublie tout ce qui ne compte pas, ou plutôt, tout ce qui ne vaut plus la peine d’être compté. J’oublie la frivolité, la petitesse de mon existence, et ses moments de mélodrame. Une boule monte dans ma gorge. C’est le même dégoût que j’éprouvais à table parmi les petites madeleines et macarons, quelques jours plus tôt. C’est la haine violente contre tout l’excès dans ma vie qui m’habite désormais, qui m’étouffe ; et, bouleversé, étourdi, confus, une envie irrésistible prend le dessus. C’est cette envie de raser d’un coup de lame les fioritures de la vie, de me débarrasser de toutes ces choses qui me salissent, comme on se cure les ongles qui puent. Non ! Ce ne sera pas tout dire ! C’est une envie de me donner la mort. Non ! Même pas ! Je veux m’effacer de ce monde ! De cette existence lamentable ! Je veux ne jamais avoir existé !

En même temps que cette haine, j’éprouve également un amour pour grand-mère que je ne savais jamais avoir eu en moi. Avant, j’avais de la pitié pour elle. Seulement, je croyais à tort en avoir, car c’était, en vérité, de la pitié pour soi que j’avais. Débarrassé, épuré à tout jamais de ce venin qui m’aigrissait, et qui me viciait le sang, je peux finalement l’aimer. Alors, de mes deux bras grands ouverts, et les joues pressées contre ses cheveux, je la serre fort. Je serre son petit corps chétif tremblant. Je lui dis combien je suis désolé de l’avoir traité en vieux traîne-misère. Je lui dis que tout ira mieux. Pour la première fois, je lui dis que je l’aime.

–C.S.

Chapitre I

Chapitre I

À l’époque où je vadrouillais les rues en chien errant

 

Grand-mère était assise sur le divan dans le salon à côté de la table que j’avais quittée il y a trois heures maintenant. Elle était encore dans sa tenue blanche avec un paletot en cachemire rose pâle par-dessus les épaules, en train de feuilleter un album de photos de famille. La tête penchée vers le sol, elle avait l’air à la fois triste et joyeuse en revoyant ces visages qu’elle avait oubliés et qu’elle oublierait de nouveau quelques jours plus tard. Du bout de ses doigts fins et minces, elle tournait les pages. De différentes photographies défilaient sous ses yeux. Les unes étaient de vieux sépia, prises dans les années quarante, les autres étaient numériques. Chacune d’elles témoigne d’une ère révolue, d’un moment figé dans le temps, de quelque connaissance passagère oubliée depuis plusieurs décennies, d’une jeune bien-aimée morte dans la fleur de l’âge. Elle s’attardait sur une photo, puis reprenait, passant sa vie en revue ainsi avec la maladresse d’une horloge hors rythme. Il était près de deux heures de l’après-midi.

  • Bon sang ! qu’est-ce qui t’est arrivé ? s’exclama-t-elle, en me voyant poudré de la tête au pied de la terre rouge.
  • Ah ! Ce n’est rien. Je suis juste tombé dans une fosse de terre rouge. Je ferai attention la prochaine fois. Tiens ! Comme elles sont jolies, ces photos ! Je ne me suis jamais vu si petit. Pourquoi ni toi ni maman ne me les avez jamais montrées ?
  • Eh ben, d’habitude, avec tes études qui prennent tout ton temps, tu ne te donnes jamais le temps de prendre du recul pour voir ce que ta famille t’a légué et la personne que tu es devenue aujourd’hui grâce à elle.

Elle marqua une pause, ou bien était-ce de l’hésitation que je ressentais dans le silence, puis reprit lentement : est-ce que tu ne veux pas venir t’installer à côté de moi ?

Alors, elle reprit depuis le début. Sur la première page de l’album, deux portraits en noir et blanc, côte à côte, pris et développés séparément, l’un de ma grand-mère, l’autre de mon grand-père. Grand-mère dans une robe au col v, la peau ferme et lisse, rouge à lèvres appliqué, et coiffée suivant la mode des années cinquante ; grand-père dans son costume noir fait sur mesure, portant des lunettes à monture noire, cravaté, très classe. Chacun portait son regard vers l’avant, en sorte d’éviter une confrontation directe avec l’objectif, les yeux rivés sur une cible inconnue, au-delà du cadrage.

En tournant la page, leur vie de jeune couple amoureux s’esquisse. Quelques-unes des photos avaient été prises en Angleterre, lors de ces rares jours d’été ensoleillés où tout le monde sortait prendre un bain de soleil. Des photos d’excursions dans la contrée anglaise, tous deux allongés sur la couverture pique-nique, sous le parasol agité de grands vents, leur décapotable rouge en fond d’image. En parcourant de photo en photo de mon regard fasciné, j’eus comme une révélation : la vie de ces gens liés à moi dans le sang et dans l’histoire m’était si peu connue. Avant ma naissance, à une époque où, comme aimait si bien plaisanter ma mère, je vadrouillais encore les rues en chien errant quelque part dans le monde, ils étaient déjà là, vivant leur vies sans moi. Je voyais les traits qui vieillissent au fil des pages, mais en deçà de leurs apparences mûrissantes qui abritent leurs âmes, ils étaient des gens inconnus d’un autre temps, déjà morts, et puis, réincarnés, devenus frêles et las de ce monde. J’aurais tout donné pour les connaître en ces temps lointains.

En passant à la page suivante, je fus attiré par une photo en noir et blanc. C’était grand-mère, assise à la table de maquillage, combiné à l’oreille, dans sa robe de soir veloutée, souriant de son sourire coquine que je n’avais jamais encore vu sur ses lèvres. Les bras de grand-père lui serrent autour de la taille, la tête reposée contre son épaule, lui aussi souriant, de son sourire doux de l’homme le plus heureux du monde. Que sais-je vraiment de leurs vies ?

Ce que je pouvais prétendre savoir de ma grand-mère, c’était qu’elle était suisse allemande, née dans un somnolent petit village qui s’appelle Salgesch, dans le canton de Valais ; qu’à l’âge de dix-neuf ans, pendant qu’elle était à Londres pour ses études de littérature anglaise, elle avait rencontré mon futur grand-père. C’était un grand gaillard dégingandé de cinq ans de plus qu’elle, à la teinte brune et aux cheveux noirs, car il était asiatique. Quant à sa nationalité, il était thaïlandais, issue d’une famille aisée ; mais personne n’y voyait aucune information pertinente. Il était asiatique. Un point, c’ est tout. À la première vue de ce garçon toujours impeccablement vêtu de costume croisé de gentleman occidental dans sa peau brunâtre d’asiatique, on frissonnait de mépris raciste.

Grand-père ne cessait de faire la cour à grand-mère, cette femme issue d’une bonne famille, catholique et conservatrice. Jamais elle n’avait rêvé d’avoir affaire à un asiatique, cet « autre ». Mais il avait de l’argent, aimait faire des gestes grandioses, doté surtout d’un sens de l’humour légendaire. Une fois, ma mère m’a raconté que grand-père avait invité grand-mère à passer des vacances avec lui à Rom. Elle avait refusé d’emblée, lui persistait.

  • Pourquoi me refusez-vous ce bonheur, nom de Dieu ? demanda-t-il.
  • Parce que je ne vous aime pas. À moins que vous ne puissiez m’accorder une audience avec le pape, je n’y vais pas, moi ! D’ailleurs, jamais on ne me laisserait coucher dans la même chambre que vous.
  • Mais alors, où préféreriez-vous vous coucher ?
  • Bah, dans une chambre uniquement pour femmes.
  • Alors, on est deux dans ce cas !

Aussitôt ces mots prononcés, elle sut que ce serait avec lui qu’elle passerait ce qu’il lui restait de sa vie. Ils se mirent alors en couple. On raconte aussi que grand-père retournait rendre visite à sa mère en Thaïlande à la fin de chaque année universitaire, sauf que cette fois-ci, lorsqu’il voulut l’emmener avec lui, grand-mère refusa obstinément. Elle était sans doute effrayée à l’idée de faire un voyage d’un mois en bateau pour être ensuite obligée d’être présentée à la mère. Une fois en Thaïlande, grand-père, qui possédait une demeure au bord de la mer, eut l’idée de lui voler le cœur de loin. Alors, à la plage, où il faisait ses promenades, seul, songeant toujours à elle, dans la pénombre du soir estival il s’accroupit et prit du sable qu’on ne trouve aussi fin et doux qu’en Thaïlande, d’une blancheur rosâtre au soleil du soir, et qu’il laissa ensuite glisser dans un sachet transparent. Il le lui envoya en Angleterre, avec une note : « Si vous ne croyez pas de vos yeux ni au toucher que ce sable puisse être aussi fin, je vous lance ce défi : venez ici ! ». Il réussit. Elle fit ce voyage. Elle vint, en faisant une fugue, malgré la volonté de sa famille et leurs menaces de déshéritement. Dès lors, elle ne repartit plus jamais d’ici.

Grand-père est mort il y a deux ans, le 25 janvier 2011, le lendemain de mon anniversaire. À cette époque, j’étais en première année de licence à Paris. Je me souviens toujours d’avoir appris cette nouvelle via Facebook. J’ai trouvé indigne qu’on dédie à ce grand homme un statut exprimant ses condoléances, précisément dans cet espace pestilentiel où un bon à rien pourrait publier une photo de chaussettes neuves qu’il vient d’acheter. Une partie de grand-mère mourut avec lui ce jour-là. Je n’étais pas là à en être témoin, bien entendu. Mais lorsque, deux ans plus tard, je suis rentré en Thaïlande, ayant arrêté mes études suite à une poussée de déprime inexplicable, je l’ai vue changée en vielle femme amère et défraîchie. Certes, elle a toujours ses trois enfants, dont ma mère, la fille aînée, puis mon oncle et ma tante. Mais ils ont leurs vies à eux et des enfants à s’occuper.

Ainsi passions-nous des heures là, tous deux, assis sur le divan, l’album posé sur les genoux, à regarder les photos qui, au fil des pages, se rapprochaient et s’actualisaient de plus en plus du moment présent. Je voyais ma mère en petite gamine tenant la main de grand-mère au zoo ; soufflant les bougies du gâteau de son dixième anniversaire ; puis, à la remise de diplôme de mon oncle, devenue déjà une belle jeune femme métisse ; à ses noces, coiffée d’une couronne de jasmin liée à celle de mon père par un cordon, tous deux agenouillés devant un bonze en robe orange safran ; puis, au lit lors de l’accouchement de mon grand frère ; ensuite, moi, aux premiers moments de ma venue au monde, emmitouflé dans une petite couverture bleue sanitaire, les yeux toujours glauques et trempés dans la liquide amniotique. L’album de photo se termina avec cette photo. Il était presque quatre heures du soir.

Mais nous ne bougions pas de là. Comme au bout de quelque beau film qu’on venait de voir et devant lequel on restait assis, les yeux toujours fixés sur l’écran, le regard passant droit à travers le générique déroulant à la fin qu’on ne regardait pas en vérité, nous contemplions nos vies tout un chacun. Néanmoins, contrairement aux films, nos vies ne s’achevaient pas encore. Même lorsque tout serait fini, et que le moment transitoire serait passé où, entre la vie et la mort, nos vies aboutiraient à une liste des gens qui en avaient fait partie, comme le générique, que sait-on réellement de ce qui nous attend au-delà de la conscience terrestre ? Rien du tout. Même après le générique, l’écran devient noir. Peut-être est-ce cela qui nous attend. Rien du tout.

–C.S.